Nous approchons de la place du centre-ville. Un panneau publicitaire alterne réclame pour téléviseur de toute dernière technologie, et photo d'un candidat, sous-titré par un slogan électoral. Plus loin, un jeune-cadre-dynamique pleure de joie à la vue d'un papier, sous-titre « avec notre parti et la banque machin, votez bien pour gagner plus ». Un carton sur un clochard, de l'autre côté de la rue. Au dessus, une affiche entourée de néons clame combien parfums et bijoux sont indispensables. Devant la mairie, les « informations municipales » montrent la photo du maire, avec, entre guillemets, « Je soutiens Untel ».

Du bruit dans une rue transversale. Un chat gris sort en courant. Il va se réfugier sous une voiture. Des cris. Des slogans. Nous nous approchons doucement. C'est une sorte de manifestation.

Dans les bâtiments alentours, les lumières s'allument, des volets s'ouvrent. Une dame sort sur son balcon, commence à crier et à faire de grands gestes vers le défilé, visiblement énervée d'avoir été réveillée. Un œuf vole et vient s'écraser à côté d'elle sur la fenêtre. D'autres tirs suivent, plus ou moins réussis. Apeurée, la dame referme à temps sa fenêtre pour qu'un œuf s'y écrase, à l'endroit même où était sa tête.

Nous reculons, et allons nous asseoir dans l'ombre, en bas de l'escalier qui monte à l'hôtel de ville. On entend brièvement une sirène de police dans le lointain. Pour nous ou pour eux ?

La manifestation sort sur la place. Elle entonne une sorte de chant.

« ...ceux qui foutent rien : dehors !

Et tous les enculés : dehors !

Et tous les étrangers : dehors !

Bientôt on s'ra tous chez nous,

Bientôt on... »

Deux partent en avant, sautent sur la voiture où le chat s'était réfugié, et éclatent le pare-brise. Ils sont ovationnés par la foule. Celle-ci tape sur les portes et les fenêtres des bâtiments alentours. Des projectiles fusent.

Nous restons dans notre recoin, sans rien dire, espérant qu'ils ne nous remarqueront pas – ils n'ont pas l'air véritablement sympathique. Ce sont des jeunes, mais aussi des plus âgés, certains armés de bates de base-ball, d'autres d'œufs, de pavés pris sur les trottoirs. Les poubelles et les bancs publics sont arrachés et jetés sur la place.

D'autres sirènes retentissent. Les riverains doivent harceler le commissariat. Une voiture de police arrive sur la place, tous feux éteints. Dès que les premiers casseurs la remarque, ils commencent à la bombarder de projectiles. Elle repart vivement en marche arrière. D'autres sirènes retentissent.

Le cortège passe, laissant la rue et la place dans un état pire encore qu'avant leur passage. Le mobilier urbain est délabré, les bancs retournés, des décorations de Noël sont tordues par des jets de pavés. Seuls demeurent les pancartes publicitaires, à peine éraflées, qui entourent de néons les multiples avantages de la nouvelle offre de téléphonie, écrits en langage SMS, ou une bouteille de whisky – l'abus d'alcool est dangereux pour la santé.

Les derniers casseurs sortis de la place, les fenêtres s'ouvrent, les gens sortent sur les balcons, timidement d'abord, pour constater les dégâts. D'un balcon à l'autre, cheveux en bataille et robe de chambre sur pyjama, on s'interpelle, on s'énerve, on crie. Une voiture de police arrive, suivant le même chemin que la manifestation, roulant doucement. Les citadins la couvrent d'un chapelet d'injures. Non loin de nous, deux personnes s'échangent d'un côté à l'autre de la rue des banalités sur les impôts, la sécurité, les flics payés à rien faire, d'un ton à la fois ensommeillé et virulent.

Nous nous regardons. Pas question de trainer, il faut repartir. Nous sortons de notre coin, marchons d'un pas pressé pour rejoindre une rue transversale. Certains des habitants nous jettent un regard mauvais avant de refermer leur fenêtre. Nous nous éloignons des ravages des casseurs.

Une voiture tourne et s'engage rapidement dans notre rue. Une voiture de police, feux éteints. Je sursaute, et jette un regard à Pierre. Il me prend le bras. « Calme-toi. »

Nous continuons à marcher. La voiture freine brusquement à notre hauteur. « Arrêtez-vous ! »

Deux policiers sortent rapidement, arme au point.

« Nous n'avons rien à voir avec les casseurs, commence rapidement Pierre. Nous nous sommes cachés quand ils sont passés. Ils sont partis par là-bas. »

Les policiers ne jettent même pas un œil dans la direction indiquée.

« Que faites-vous ici à cette heure ? demande l'un d'eux.

— Nous allons prendre le train, répond Pierre. Nous revenons de chez des amis. »

Il désigne mon gros sac. L'un des policiers baisse son arme.

« Bon... Alors on va...

— Non non, on vous embarque, rétorque l'autre. Allez, montez. Pas d'histoire, hein ! On a des ordres. Montez ! »

Il ouvre la portière. Pierre m'interroge du regard. Le policier n'a pas vraiment l'air de rigoler, et son collègue ne sait pas trop quoi dire. Je prends mon sac et monte dans le véhicule, Pierre à ma suite. On claque la porte.

Les policiers commencent à discuter dehors. Il y a une vitre ouverte, et nous entendons tout.

« Pourquoi tu veux les embarquer ? Ils n'ont rien fait, ça se voit !

— Attends... T'as vraiment l'intention de risquer ta peau à chercher des cons qui n'attendent que ça ? lui répond son collègue. On va embarquer ces deux-là, ils vont être interrogés au poste, on va les relâcher, et nous on va être pénard pour la soirée.

— Mouais... c'est toi le chef » lâche l'autre, baissant les bras.

Ils remontent dans la voiture et redémarrent le véhicule.

Pendant le trajet, seule la radio brise le silence en crachotant des ordres et des informations. Nous croisons des voitures et des fourgons de police allant en sens inverse. Un peu plus loin, des cars de CRS venus en renforts. La voiture arrive devant une barrière qui s'ouvre doucement. Nous descendons dans un parking souterrain. La voiture se gare, les policiers nous font sortir, puis monter par un escalier en béton jusque dans une salle où plusieurs bureaux se partagent un bazar de dossiers. Trois personnes s'affairent sur des ordinateurs.

Le policier qui a tenu à nous emmener nous fait signe de nous asseoir sur des chaises qui traînent dans un coin.

« Vous restez sages, d'accord ? Sinon on vous fait enfermer. »

Il ouvre une porte attenante, et entre dans ce qui semble être un bureau à travers la cloison en verre brouillé. Son collègue reste à nous surveiller. Mon sac est poussé quelques mètres plus loin. « La procédure. »

Le premier policier ressort peu après, et fait signe à Pierre de se lever et de le suivre. Ils s'en vont vers un escalier, plus loin. Pierre me jette un regard, avec un sourire un peu forcé, avant de monter.

Je reste assise. Le policier qui me surveille s'est assis un peu plus loin, avec un journal, et m'observe de temps en temps. Il échange quelques marmonnements avec ses collègues, à propos de l'émeute. Mais ceux-ci sont visiblement très occupés : ils répondent au téléphone, se lèvent, vont chercher des dossiers, prennent des notes, tapotent sur leurs ordinateurs, appellent d'autres services au téléphone, en utilisant le jargon de leur métier. Le temps avance doucement.

Je songe un moment à créer une illusion, et à m'en aller. Depuis le temps que je suis dans la pièce, ils doivent tous être réceptifs. Y a-t-il des contrôles ? Je pense que ceux qui traquent les aléateurs doivent former un service à part, probablement différent que celui-ci, qui semble s'occuper uniquement de l'émeute. Et les aléateurs doivent tous être rattachés à ce service... Je songe qu'il y a peu de chance qu'il y ait un autre aléateur dans la pièce.

Tout en faisant semblant de somnoler, j'imagine une illusion pour tester mon influence : je fais voler un oiseau à l'extérieur, et le fait violemment cogner la fenêtre. Au bruit, tous se retournent. Un homme lâche « Oh le con ! » avec un sourire au lèvres. Un instant plus tard, tous sont replongés dans leurs affaires. Aucun ne s'est tourné vers moi. Je suppose que c'est bon.

Alors... j'essaye de partir ? Je pourrai difficilement continuer à faire croire que je suis là longtemps après être sortie. Suffisamment pour sortir du bâtiment, mais il y a Pierre... Je ne peux pas le laisser, et encore moins aller le chercher : l'alerte serait probablement donnée avant même que je l'ai retrouvé. Que faire ?

Peut-être qu'après l'avoir interrogé, il va revenir, et ils ne vont pas s'occuper de moi tout de suite. Peut-être qu'après nous avoir interrogés tous deux, ils vont nous laisser un moment. Mais je ne vais pas abandonner Pierre. Tant que je ne sais pas ce qui lui est arrivé, je décide de ne rien faire.

Le temps passe. Doucement. Mon gardien s'est levé, est allé faire un tour aux fenêtres, s'est rassis. Des gens sont passés dans la pièce, entrés par une porte, sortis par une autre. On entend au loin des sirènes, par intermittence.

© 2006, Florian Birée. Tous droits réservés.

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