Enfin l'autre policier redescend. Seul. Il fait signe à son coéquipier.

« Je l'emmène en haut. Tu peux y aller. »

Je me lève, et me dirige vers mon sac.

« Laisse-le là. Tu le prendra en ressortant. »

J'obéis. Je gravis un escalier de béton. Nous marchons dans des couloirs gris, éclairés par des néons cliquetants. Nous entrons dans un bureau.

« Bonjour, mademoiselle. Veuillez vous asseoir » me demande l'homme installé derrière le bureau.

Je m'assieds. Le policier qui m'a emmené reste debout, derrière moi.

« Avant tout, veuillez nous excuser, mais il me faut faire un test d'alcoolémie et de stupéfiants. Votre bras... »

J'obéis machinalement : je lui tends mon bras, remonte ma manche. Il y applique rapidement une sorte de patch avec des micro-aiguille. Surprise par les piqûres, je retire mon bras.

« C'est fait, ne vous inquiétez pas. »

Il range son test dans une enveloppe qu'il glisse derrière son ordinateur, hors de ma vue.

« Nous pouvons commencer. Votre nom, s'il vous plaît ? »

Il note sur son ordinateur les renseignements que je lui donne. Le bureau est assez miteux, à l'image de la ville. Par la fenêtre, à travers les barreaux, on entrevoit les illuminations de Noël.

« Bien, reprend-t-il. Venons en aux faits. D'après la déposition de mon collègue, vous avez été retrouvée non loin d'une émeute illégale. Mon collègue signale que vous proveniez de la direction de cette émeute. Niez-vous les faits ?

— Je n'ai pas fait partie de cette émeute. Mon ami et moi allions vers la gare, à pied. Nous avons croisé cette émeute. Nous nous sommes cachés, et dès qu'elle fut passée, nous avons continué, jusqu'à que l'on nous trouve. Donc nous venions de la direction de l'émeute. Mais nous n'avons rien à voir avec. D'ailleurs, j'étais avec mon sac. Vous pouvez le voir, il est en bas. Je n'irai jamais dans une émeute avec un sac pareil !

— Bon. Vous alliez vers la gare, n'est-ce pas ?

— Oui...

— Et vous vouliez prendre quel train ?

— Je... je ne sais pas. Nous n'avions rien prévu... Nous allions à la gare, on avait décidé d'aviser sur place, en fonction des trains... Nous n'avions pas vraiment planifié notre voyage...

— Vous aviez au moins une destination. Où vouliez-vous aller ? »

Le piège... qu'est ce que Pierre a bien pu leur dire ?

« Je ne sais pas trop. À vrai dire, nous sommes en vacances. Nous avons plusieurs amis à aller voir, ça dépendait des trains... Nous n'avions pas encore parlé de ça ensemble.

— Vous vous y prenez vraiment au dernier moment ! Bon, reprend-t-il, à cause de cette émeute, on a du travail, donc je vais vous laisser. Par contre, vous ne m'avez pas donné d'adresse. Je vais être obligé d'avertir les services sociaux. À moins que vous ne logiez chez quelqu'un de votre connaissance, votre ami peut-être ? »

Ouf... heureusement que je n'ai pas eu à inventer une adresse... Ils ont probablement les moyens de vérifier en temps réel, et je n'allais pas embêter des amis...

« Oui, c'est cela, depuis peu, alors je ne connais pas trop l'adresse...

— Mouais... je reprendrai celle de sa déclaration » conclut le policier, visiblement pressé d'en finir.

Il rassemble ses papiers, en imprime d'autres, sort une chemise cartonnée d'un tiroir, et commence à tout ranger. Il récupère le test d'alcoolémie, le consulte brièvement, et le joint au dossier.

Il tend celui-ci au policier resté derrière moi.

« Emmène mademoiselle au service des PIPN. »

Nous ressortons. Je n'ose pas prendre la parole et demander ce qu'est le « service des PIPN ». Nous traversons à nouveau des couloirs sombres, des bâtiments décrépis. Les noms sur les portes sont effacés, les moquettes sont élimées.

Le policier ouvre une porte. « Venez ! » Il reste à l'extérieur et referme la porte sur moi.

Je suis dans une pièce cubique, grise du sol au plafond, sans aucun mobilier. Deux portes, l'une en face de l'autre. Je ne sais pas trop quoi faire. Suis-je là pour attendre ? Il n'y a pas de chaises. Je m'appuie contre un mur. Et puis au bout d'un moment, je sens. C'est la même odeur que dans le train. Je me suis fait piégée ! Il doit y avoir un dispositif de neutralisation. Je ne dois plus pouvoir faire d'illusion. Je me retiens de vérifier, au cas où ils seraient capables de tester ce que je fais, et que ça leur donnerai la confirmation que je suis bien une aléatrice.

La porte en face de celle par laquelle je suis entrée s'ouvre. Un homme en blouse blanche me fait signe. « Suivez-moi. » Nous parcourons un couloir, et débouchons dans une pièce. « Asseyez-vous. » Je m'assoie sur la chaise en face de moi. Devant, un bureau, et un homme, plutôt jeune, chemise blanche et cravate noire, pianotant sur son ordinateur. En entrant, j'ai entrevu furtivement deux personnes assises derrière moi. L'homme en blouse blanche s'est assis sur une autre chaise, dans un coin, plus loin. La pièce n'a rien à voir avec le reste du bâtiment. Ici, le revêtement aux murs n'a aucune trace, les néons ne clignotent pas, et tous marchent. C'est visiblement du neuf, mais ce n'est pas pour autant plus esthétique.

L'homme devant moi lève les yeux de son ordinateur, et me regarde. « Bonjour, mademoiselle Julian Nielson. Savez-vous pourquoi vous êtes ici ?

— Parce que l'on m'a arrêtée par erreur à cause de l'émeute, j'hésite.

— Parce qu'un test génétique à montré que vous étiez une personne à influence psychique négative, et qu'en plus vous correspondez au signalement d'une telle personne déposé récemment ici. »

Je ne réponds rien, hébétée. Je m'en doutais un peu, mais je ne voulais pas trop y croire. Le test d'alcoolémie. Ils avaient dû l'utiliser pour détecter si j'étais une aléatrice. Et maintenant ?

« ...ce qui est contraire à la loi. Pour commencer votre dossier, nous allons maintenant établir la liste des actes illégaux que vous avez commis. Je vais vous citer divers éléments, et vous allez me répondre par oui ou non. Vous pourrez ajouter des compléments en fin de liste. Vols ?

— Pardon ?

— Mademoiselle, je vous demande si vous avez utilisé votre... votre influence pour commettre des vols, quel qu'il soient. »

Et en plus il est sérieux quand il pose cette question ! Je le regarde. J'ai presque envie de rire, mais l'ambiance glaciale de la situation m'en empêche. « Vous ne croyez tout de même pas que je vais vous répondre oui ?

— Je coche non, donc. Faux et usage de faux ? »

Je regarde l'homme en blouse blanche, impassible, puis de nouveau l'homme en face de moi.

« Cochez non à toutes les réponses, je lui réponds. Je ne vois pas de quoi vous parlez, et je n'ai rien à me reprocher. J'ai un train à prendre, et j'aimerai me rendre le plus vite possible à la gare. »

L'homme acquiesce, coche toutes les réponses, note un commentaire, signe en bas de la feuille, la tourne.

« Bien. Comme je vous l'ai dit, la loi présume coupable de tous ces faits n'importe quelle personne à influence psychique négative, et tout aveu pourrait vous offrir plus de clémence devant les tribunaux. Nous allons procéder à la deuxième partie de cet interrogatoire. Monsieur Ressart, je vous prie... »

L'homme en blouse blanche se lève. Il saisit une mallette derrière le bureau, la pose, l'ouvre, et prend une sorte de patch, plutôt semblable à celui du contrôle d'alcoolémie de tout à l'heure.

« Que voulez-vous faire ? je m'inquiète.

— Tendez votre bras, s'il vous plaît, répond-t-il.

— Que voulez-vous faire ? Ne vous approchez pas de moi !

— Nous allons vous anesthésier afin de procéder à un examen complémentaire. Après passage au laboratoire, dans deux jours nous saurons si vous devez être incarcérée. En attendant, vous serez maintenue en garde à vue dans une cellule médicale. Tendez votre bras ! »

Au moment où je tente de me lever, il me saisit le bras, me remonte la manche, et s'apprête à m'appliquer son patch. Instinctivement, je crée un mur d'illusion invisible sur lequel sa main s'appuie sans pouvoir aller plus loin. Stupéfaite, je me souviens que mes illusions ne devaient pas fonctionner ici. L'homme en blouse semble aussi étonné que moi. Le premier à reprendre ses esprits est l'homme derrière le bureau. « Je crois que nous nous passerons d'expertise médicale, nous pourrons témoigner des faits. Trenatovitch, Nicolson, saisissez-vous d'elle ! »

J'entends des mouvements derrière moi. Je repousse d'un mur d'illusion l'homme en blouse que j'enferme contre le mur. Derrière moi, deux policiers en uniforme s'avancent, hésitants. Je reconnais parmi eux Cécilia. Je comprends : ce doivent être les deux aléateurs chargés de détecter mes actions... et éventuellement de m'attraper.

Je crée une sorte de cage d'illusion invisible autour de l'homme derrière le bureau, qui se rend rapidement compte de ce qui lui arrive, et commence à taper mes murs dans tous les sens, autour de lui. Je fabrique des doubles de moi-même et des deux aléateurs, et nous fait disparaître. Aux yeux des deux non-aléateurs, les deux policiers se jettent sur moi et tentent de m'immobiliser.

En vérité... ils se sont tous deux arrêtés, stupéfaits par mon illusion.

« Vous pouvez m'arrêter, je leur dit de façon à n'être entendue que par eux, mais vous ne pouvez m'empêcher de faire des illusions. Si vous tentez de m'ennuyer, il se pourrait que vos doubles aident le mien à sortir... je ne suis pas sûre que ça serait bon pour votre carrière. Et je vous mets au défit de créer une illusion plus réaliste que la mienne. »

Cécilia ne répond pas, mais son collègue fronce les sourcils : « Vous ne pourrez pas aller loin. Personne ne s'est jamais échappé d'ici, ajoute-t-il d'un ton résigné.

— Alors je serai la première. Soit vous venez avec moi, soit je m'arrangerai pour vous trouver une excuse à mon évasion... mais ça ne sera pas forcément sans conséquences. »

Cécilia semble réfléchir, mais son coéquipier semble plutôt se concentrer. Je le vois construire une illusion avec difficulté, peut-être à cause des dispositifs de brouillage. En attendant le résultat, je place par-dessus une illusion de décors pour masquer son travail. Il tente d'écrire un message dans l'air.

« Vous n'y arriverez pas, je lance. Avez-vous toujours autant de difficultés ? Vous devez être un piètre aléateur. »

Il ne sait même pas construire dans sa tête une illusion, pour la faire apparaître instantanément. Du travail de débutant. Mais quand bien même je peux faire durer l'illusion des doubles qui se battent encore quelques temps après être sortie, je ne pourrai plus surveiller ses actes. Et ça m'ennuie.

Il ne me répond pas, toujours concentré.

« Herman, ça sert à rien » lance Cécilia à son collègue. Je fais bien attention à masquer sa voix aux non-aléateurs. Elle se tourne vers moi : « Les dispositifs de brouillage nous empêchent de faire facilement des illusions... ce qui ne semble pas être votre cas. Je pars avec vous. »

Les doubles d'illusion se battent. Le pauvre double de Herman se prend un coup de la part de mon double, et tombe à terre.

« Vous feriez mieux de prendre cette position, je lance au policier. Sinon, vos supérieurs pourraient avoir l'impression d'être trahis lorsque mon illusion disparaîtra... Par où est la sortie, Cécilia ? »

Mon double se jette sur la porte désignée, parvient à l'ouvrir. Le double de Cécilia se précipite à sa poursuite.

Je vais ouvrir la porte, de la même façon que dans l'illusion. Dans le couloir, j'ai fait disparaître nos doubles.

« Venez, Cécilia. Nous sommes invisibles pour les personnes, mais pas pour les caméras de surveillance. Dépêchons-nous. »

Je la suis dans le dédale des couloirs, au pas de course. De temps en temps, nous croisons des gens, sans qu'ils ne nous remarquent. Mon illusion dans le bureau de l'interrogatoire doit être levée. Herman doit être à notre recherche. Une alarme se déclenche.

Je ne parle pas de mon sac à Cécilia, il peut bien rester ici. Par contre, je m'inquiète de Pierre. Est-il encore dans le bâtiment ? Je lui pose la question, elle n'en sait rien. Nous courrons dans les couloirs.

« Avez-vous une voiture ? me demande-t-elle. Non ? Nous prendrons la mienne. »

Nous descendons au sous-sol, et arrivons dans le parking souterrain. Elle ouvre son véhicule, s'y engouffre.

« Merde ! s'exclame-t-elle avant de démarrer. Lors d'une alerte interne, la barrière du parking ne peut s'ouvrir que si on a des badges de haute importance... Le mien ne passera pas !

— Défoncez la barrière, je suggère.

— Je vais abîmer la voiture, et...

— Ça a encore de l'importance ? Pour ce que ça vaut, je peux faire une illusion de barrière intacte, et essayer de masquer la voiture. Ouvrez les fenêtres. »

Nous nous dirigeons vers la sortie. Cécilia semble sur le point de paniquer, mais elle arrive à garder la tête froide. Sa formation à la police, peut-être. Elle accélère violemment. La barrière blanche et rouge se brise sur le capot de la voiture dans un grand fracas, que je tente de masquer au possible. Dans tout les cas, ça ne passera pas inaperçu : une caméra de surveillance est pointée sur l'entrée.

Nous débouchons sur la rue devant le commissariat.

« Je vais où ? me lance Cécilia, pressé de fuir.

— Attendez, passez devant le commissariat, par là. Roulez doucement ! Je nous masque. »

En face de l'entrée, je reconnais une silhouette, les mains dans les poches et le menton dans le col de son manteau, qui attend. Nous nous en approchons. Pour lui, je lève l'illusion. Pierre sursaute, surpris, et comprend. Il se précipite, et monte dans la voiture. Nous repartons.

« Où allons-nous ?

— Nous quittons la ville. »

Peu de temps après, nous entendons des sirènes. Est-ce pour nous, ou pour l'émeute ? Nous sortons de la ville. J'arrête de masquer la voiture, trop dangereux, et me contente de donner l'impression que le capot est intact. De toute façon, je commence à fatiguer : maintenir ces illusions alors que je ne m'y étais pas préparée est une épreuve, même pour moi.

Nous roulons en campagne. Le jour ne va pas tarder à se lever. Mais un feu brûle au loin, sur l'horizon.

Florian Birée

Nouvelle écrite entre septembre 2006 et mars 2007.

Merci à ceux qui racontent le monde, notamment :

© 2006, Florian Birée. Tous droits réservés.

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