Je n'ai pas dormi la nuit dernière. J'ai passé tout mon temps à ruminer cette officialisation de la chasse aux sorcières qu'ils ont lancé contre les aléateurs. Que puis-je faire ? Aude et Stéphane m'ont dit d'attendre ce soir, pour voir leur amie de la police. Je ne sais pas si c'est une bonne idée. Cependant, ne rien faire serait pire que tout. J'ai essayé de me distraire. La télévision passe en boucle des spots publicitaires sur les élections, la radio ne cesse de commenter les mesures anti-aléateurs. Pierre m'a convaincu qu'il valait mieux que je ne sorte pas, au moins jusqu'à ce que nous ayons rencontré cette Cécilia.
Car c'est elle que nous sommes en train d'attendre, elle a cinq minutes de retard, la table est déjà mise.
On sonne à la porte.
« Bonjour ! Désolée d'être en retard, vous savez comme ils sont chiants en ce moment... les barrages, tout ça... Comment ça va ? »
Une jeune femme, bien habillée dans un tailleur gris, sourit à Stéphane et Aude. Ces derniers nous présentent. Nous allons nous asseoir, et conformément à la demande de Stéphane, je ne dis rien sur mon problème, attendant qu'il oriente dessus la conversation.
Pendant la plus grande partie du repas, nous parlons de tout et de rien, un peu de politique – comment faire autrement ? – plaisantons, jusqu'au café.
« Bon, Cécilia, se lance Stéphane. Comme nous tous, tu es au courant de ce qui se passe vis à vis des aléateurs... »
Le silence se fait. Je devine Cécilia tout à coup bien plus tendue.
« Oui, bien sûr, j'ai entendu ça aux infos... c'est électoral ; ça ne concerne pas du tout mon service, tu sais... »
Elle se rend bien compte que tout le monde la regarde. Elle saisit sa tasse pour reprendre contenance, mais tremble, et renverse un peu de café sur son tailleur. Et comme si de rien n'était, elle dissimule cela, et fait croire qu'elle n'a pas tremblé, et que rien n'est arrivé. Elle a fait ça avec tellement de naturel et d'assurance, qu'il m'a fallu du temps pour m'en rendre compte : elle est une aléatrice !
Je me lève, doucement, réponds d'un signe « tout va bien » aux regards interrogateurs, et me dirige vers la fenêtre.
Jamais je n'aurais songé dissimuler une quelconque maladresse par une illusion. Je n'avais jamais pensé à cette possibilité. Mais il semblerait que cette Cécilia soit suffisamment complexée vis à vis des autres qu'elle ait pris cette habitude, car ça ne pouvait être qu'une habitude.
Et second constat : elle a parlé de barrages, ce qui l'aurait mise en retard pour venir. Mais si elle est aléatrice, qu'elle travaille dans la police, et qu'elle ne se fait pas arrêter aux barrages, c'est qu'elle est forcément de mèche avec les forces de l'ordre. Il est très probable que le ministre de l'intérieur ait fait examiner tous ses employés avant de faire son annonce tonitruante.
Je ferme les rideaux, de toute façon, il fait nuit. D'un pas tout à fait calme, je vais vers la porte d'entrée. Puis je me retourne vers la table.
La discussion continue, sans importance. Stéphane tente d'extorquer quelques renseignements supplémentaires, mais Cécilia se terre derrière un mur de banalités. Pierre me regarde faire mon manège. Je vais me placer derrière la chaise de Cécilia.
« Cécilia, j'interromps. Vous êtes une aléatrice. Vous savez beaucoup de choses sur ce qui se passe en ce moment vis à vis de vos semblables. Pourriez-vous, s'il vous plaît, nous en parler ? »
Tout le monde se tait, Stéphane et Aude me jettent des regards étonnés.
Cécilia reste muette. Je songe à la menacer d'une arme d'illusion, mais je me souviens à temps que ce serait inutile : elle se rendrait compte de la supercherie.
« Cécilia ?
— C'est stupide, me crache-t-elle. Vous mentez !
— Il y a une tâche de café sur votre tailleur. Vous êtes une aléatrice qui travaille pour la police. Comment est-ce possible ? Je suppose que vos supérieurs sont au courant de votre état.
— Je n'ai rien à vous dire.
— Écoutez, je reprends, je ne vous demande pas grand chose. Vous nous expliquez ce dont vous êtes au courant, et c'est tout.
— Vous êtes des aléateurs, tous les deux, c'est ça ? lance-t-elle en désignant Pierre et moi. Vous voulez vous enfuir ? Je ne peux rien vous dire. Je... je vais m'en aller. »
Elle saisit son sac, s'essuie les mains avec sa serviette, et recule sa chaise. Je pose mes mains sur ses épaules, doucement.
« Restez un instant, s'il vous plaît. Avant tout, sachez que Pierre n'est pas du tout aléateur, laissez-le en dehors de ça. Je suis seule à être concernée. Je suppose que vous n'avez pas eu le choix, pas vrai ? On vous a demandé de collaborer, on vous a menacé. Vous allez être obligée de me dénoncer, n'est-ce pas ? Je ne vous en voudrai pas. Restez un peu, parlez-nous, et après vous partirez, et moi en même temps. »
Elle se rassoie, mais ne lâche pas pour autant son sac.
« Avant tout, je n'ai jamais rien fait de mal, commence-t-elle. Il y en a qui trichent, qui volent, qui trompent. J'ai toujours essayé de vivre comme quelqu'un de normal, moi. J'ai eu mon travail comme n'importe qui, en passant les concours. J'ai travaillé pendant quelques années à l'administratif, à l'accueil, tout allait bien. Je crois que c'est lors d'une visite médicale, de la médecine du travail, qu'ils ont découvert que j'étais aléatrice.
« Un jour, ils m'ont demandé de venir les trouver dans un bureau. Ils m'ont expliqué qu'ils savaient que j'étais une aléatrice. Ils ont sorti des papiers, et m'ont expliqué que ça allait à l'encontre d'une clause de mon contrat de travail, un truc qui disait que je ne devais rien dissimuler, ou quelque chose comme ça. Ils m'ont dit qu'une loi allait bientôt interdire les aléateurs, et qu'ils allaient d'abord m'enfermer pour “faute grave dans l'exercice de fonctions du maintien de l'ordre”, et qu'après ils pourraient me condamner de part leur nouvelle loi. Ensuite, ils ont ajouté : “il y a peut-être une autre solution”.
« L'autre solution, c'est que je dois les aider à faire en sorte que les aléateurs ne les trompent pas. Lors des interrogatoires des aléateurs, il y a toujours deux aléateurs de la police, qui doivent transmettre un rapport écrit sur tout ce qui s'est dit, mais aussi sur tout ce qui s'est passé de... d'anormal. Et bien sûr, il faut que les deux rapports concordent. On ne peut rien faire. On est piégé, tous. Ça ne plaît à personne, mais on ne peut rien faire.
— Et vous n'avez pas songé à fuir ? demande Pierre.
— Comment ? Pour aller où ? Ils me retrouveront. J'ai deux collègues qui ont disparus, à peu près au moment où ils m'ont forcée à les aider. J'en ai revu un, lors d'un interrogatoire. Il était... c'était pas beau à voir... »
Elle se tait. Personne ne parle.
« Je... il faut que j'y aille, maintenant. »
Elle se lève. Je la laisse. Elle saisit sa veste.
« Je... je suis désolée. Je vais être obligée d'en parler. Ils surveillent tous ceux comme moi... Je... je suis désolée.
— De toute façon, Pierre et moi allons partir, je la rassure. Si vous pouviez faire quelque chose pour Aude et Stéphane...
— Je dirai que je pense qu'ils n'étaient pas au courant. Que c'est moi qui vous ai vu faire quelque chose. Je... adieu. »
Elle s'en va.
Pierre a déjà mis son manteau, et me tend le mien. Je prend mon sac. Nous saluons brièvement Stéphane et Aude.
« Et surtout, ne faites rien de stupide pour nous aider, j'ajoute. Non seulement c'est pas sûr que ça marche, mais en plus vous n'avez pas besoin d'ennuis supplémentaires.
— Personne n'a besoin d'ennuis supplémentaires, me répond Aude, mais on en a quand même. »
Nous descendons sur la placette, et ressortons dans les rues de la ville.
La nuit est claire, les réverbères éclairent. Des étoiles filantes électriques s'accrochent aux murs, entre les pères Noël rouges et blancs. Nous marchons d'un pas pressé devant les devantures mortes des boutiques. Par endroit, des commerçants ont laissé une enseigne allumée. Les entrées des cinémas forment des hallos de lumière sur les trottoirs.
« Où allons nous ? » me demande Pierre.
J'avais pris machinalement la direction de la gare. Je ralentis le pas, indécise sur la destination.
« Nous allons vers la gare. Je ne vois pas tellement d'autre choix.
— Et les contrôles ?
— Il y en a partout. On prendra des petits trains, qui passent dans des patelins paumés. Avec un peu de chance, ils n'ont pas encore déployé les moyens suffisants pour contrôler tout le monde, tout le temps. »
Nous reprenons notre marche.
© 2006, Florian Birée. Tous droits réservés.