Nous sommes le lendemain matin. Lorsque j'ouvre les yeux, Pierre est déjà réveillé. Nous descendons. Dans la salle à manger, quelques personnes sont attablées autour d'un petit déjeuner. On nous invite à les rejoindre. On nous explique que certains se sont levés tôt, et ont déjà déjeuné, pour aller travailler, alors que d'autres vont encore profiter de leur nuit quelques heures.
Une femme nous redemande la destination que j'avais choisi la veille. Je lui répond.
« Je crois que Jacques habite dans le coin. Il n'est pas encore levé, mais ne devrai pas tarder : ce n'est pas la porte à côté, et il va vouloir arriver avant midi. Il acceptera probablement de vous emmener. »
Une petite heure plus tard, nous sommes dans le vieux break de Jacques. Serge et Claire, les hôtes du repaire, nous ont répété que nous serions les bienvenus, et Pierre et moi leur avons répété nos remerciements.
« ... et vous pensez que les repaires vont changer des choses ? est en train de demander Pierre au conducteur. Si vous vous réunissez, ce n'est pas parce que tout va bien, n'est-ce pas ? »
Pierre est assis à l'avant, et semble apprécier de pouvoir parler avec un membre du repaire en particulier.
« Je pense que les repaires ont déjà changé des choses. Après... je fais partie de ceux qui croient que nous allons avoir beaucoup d'importance dans le futur. Pour l'instant, nous regardons crever ceux qui pensent pouvoir continuer comme avant. Et après... il faudra bien qu'il y ait quelqu'un pour repartir. Ce sera pas forcément nous, mais je pense qu'il y a beaucoup de chance que ça le soit. C'est mon opinion. Il y a toujours des défaitistes, qui pensent que de toute façon, on n'est rien face au poids immense du système. Mais nous sommes le système, c'est ce que ces gens oublient. Et sans les hommes, il n'y a plus de société. Alors oui, je crois que nous tous, même ceux qui n'y croient pas, nous allons faire changer les choses. Uniquement par le fait que nous soyons là.
— Mais sans actions politiques ? Sans se présenter à des élections ? relance Pierre.
— Il y a déjà des partis politiques dont les membres sont des membres des repaires. Ces gens là sont ceux qui croient que l'on peut encore sauver le système actuel. Et il y a ceux qui pensent qu'il faut changer de système. Ceux-là vont quand même voter, certains vont à des débats, etc. Après tout, tout ce que l'on peut faire pour rendre la vie moins pire doit être fait, non ? Mais quand on sait ce qui se passe, et que l'on voit ce qui passe dans les médias, et les discours des gens qui vont être élus, on se demande vraiment dans quel monde on vit !
— Heureusement qu'il y a les repaires, alors ? continue Pierre.
— Les repaires permettent de se tenir au courant, de rencontrer des gens qui connaissaient des informations dont on n'entend pas souvent parler, tout ça... Les différents repaires communiquent par internet, on échange des informations et des idées. On a l'impression de vivre dans une société qui participe à sa propre existence. Ça fait plaisir. »
La route de campagne laisse place à une nationale. Il me semble que Jacques conduit un peu au dessus des limitations de vitesse, vu comme il ralentit au passage des radars automatiques. Nous traversons une forêt, les premières neiges de l'automne sont visibles aux pieds des arbres. Je regrette le train et sa liberté. Ont-ils aussi mis des barrages sur les routes ? Jusqu'où vont-ils aller pour traquer les aléateurs ? Pierre continue de poser des questions. Toujours cette envie de savoir et de comprendre.
« Je vais éviter l'autoroute. Je suis désolé, mais je n'ai pas le budget. »
Nous apercevons la ville en contrebas.
« Où voulez-vous que je vous laisse ? Je vais dans un patelin de l'autre côté, donc ne vous gênez pas, ça va pas me rallonger...
— En centre ville, où vous pourrez, ça ira très bien » je réponds.
Nous nous arrêtons non loin de la majestueuse église romane qui domine le vieux centre ville. Je sors mon sac du coffre, et nous remercions Jacques, qui griffonne sur un papier son adresse, son numéro de téléphone, et les coordonnées de Serge et Claire. Au cas où.
J'entraîne Pierre dans les vieilles rues pavées. Le centre ville avait été restauré à la fin du vingtième siècle, mais les rues en pavé se sont affaissées depuis, les panneaux touristiques sont couverts de graffitis, et les devantures des magasins tentent de faire bonne mine. Les décorations de Noël sont suspendues et encore allumées dans la matinée brumeuse. Certaines ampoules sont grillées, guirlande réutilisée d'année en année. Ici aussi, l'argent est parti.
« À gauche, Pierre ! Le passage. »
Nous empruntons un passage couvert qui mène dans une petite cour sur laquelle s'ouvrent des immeubles peu entretenus. Nous sommes loin du squat bien tenu de la côte d'azur. Ici, des cadavres de bicyclettes s'entassent dans un coin, certaines fenêtres sont condamnées par des planches.
« Les loyers ne sont pas cher par ici, j'explique. Il n'y a pas d'accès pour les véhicules. »
Je m'avance vers une porte métallique grisâtre. Je fouille derrière un pot de fleurs fanées, mais ne parvient pas à trouver la clef.
« On l'a changé de place l'année dernière, me lance une voix masculines derrière moi. Des voyous l'avaient trouvée. Ça doit faire longtemps que vous n'êtes pas venus. Vous venez voir qui ? »
Je me retourne. Un homme, la cinquantaine probablement, tire derrière lui deux cabas.
« Nous venons voir Stéphane Després et Aude Signant, je réponds. Sont-ils toujours là ?
— Oh oui... Vous savez, il y a du monde qui arrive, mais personne ne part : personne n'a de quoi se payer autre chose, autre part. »
Il s'approche de la façade, et récupère avec deux doigts la clef cachée entre deux briques. Il ouvre la porte, et nous invite à rentrer. Nous le remercions. Pierre m'aide à monter mon sac jusqu'au troisième étage, sous les combles, où vivent mes amis. Nous frappons.
« Attendez cinq minutes... J'arrive, répond une voix. C'est qui ? »
J'attends qu'il ouvre.
« Julian ! Ça faisait longtemps ! Content de te voir ! »
Stéphane n'a pas changé. Une barbe broussailleuse, vêtu du premier jean et du premier tee-shirt trouvé, une tête de « je viens juste de me lever ». Il nous fait entrer rapidement, et, les présentations terminées, débarrasse prestement quelques chaises du bazar qui y est entreposé.
« Alors Stéphane, comment ça va ? Toujours au chômage ?
— J'ai fait des petits boulots depuis la dernière fois qu'on s'est vu, c'était il y a combien... plus de deux ans, non ? J'ai un peu bossé, et puis ils n'ont plus eu besoin de moi. Comme partout. Ils n'ont besoin de personne, tu te demandes comment ils font ! Faut positiver, ça me fait un peu de temps pour bricoler deux trois trucs sur internet... » Il fait un signe en direction de l'ordinateur portable posé dans un coin. « ... mais en même temps, il n'y a pas beaucoup d'argent pour manger.
— Et Aude ? A-t-elle toujours son travail à la préfecture ?
— Même pas. Ils l'ont bien eu. Il lui ont proposé un choix : soit elle partait à l'autre bout de la France – à l'époque j'avais du travail, donc on ne voulait pas vraiment bouger – soit elle continuait à faire son boulot dans la boîte à qui la préfecture avait décidé de sous-traiter les tâches administratives. Elle a accepté. Elle s'est faite virer au bout de neuf mois. Pas assez compétitive. Ça veut dire qu'elle ne faisait pas assez d'heures « de volontariat », et qu'elle ne faisait pas assez de boulot dans ses heures de travail... alors que tu connais Aude : ça devait être celle qui bossait le plus de toute la boîte. C'est peut-être pour ça qu'ils l'ont virée : ils n'avaient pas envie qu'elle demande une augmentation. Depuis elle a retrouvé du travail, mais elle bosse plus qu'avant, et est moins payée qu'avant, avec du travail plus difficile qu'avant. Mais elle vous en parlera mieux que moi quand elle rentrera. Vous verrez, c'est pas triste. Et toi, Julian, ça marche toujours ? »
Je lui raconte mes déboires, les mesures contre les aléateurs, et au fil de la discussion ma rencontre avec Pierre. Il hoche la tête, peu étonné.
Ensuite, Stéphane débarrasse une petite pièce où nous posons nos affaires. Pierre et moi décidons d'aller faire un tour dans la ville. Stéphane nous informe que le repas de midi est vers treize heures trente ou quatorze heures, quand Aude rentrera.
Les rues sont calmes. Les gens commencent à rentrer chez eux pour manger. La brume ne s'est guère levée, et dessine des halos autour des réverbères et des décorations lumineuses. J'achète en passant un journal, et paye par illusion, vieille habitude. Les titres sont normaux, on annonce des morts dans les guerres à l'autre bout du monde, page six, et tous les informations sur le meurtre d'un nourrisson par sa mère, détails macabres, minutes du procès et analyses psychologiques pages deux, trois, quatre et cinq. Mis à part ça, la bourse de New York a terminé hier à la hausse, contrairement à celle de Paris, la faute au modèle français. Sans oublier que les bénéfices moyens des entreprises de plus de deux cent salariés ont augmentés de 2,6 points par rapport à l'année dernière, ce qui, grâce aux avancées de l'actionnariat salarié, devrait faire augmenter le pouvoir d'achat. Tout va bien.
J'entraîne Pierre vers le quartier où se trouvent les quelques cabarets, cinémas et bars branchés de la ville. Depuis quelques années, tout comme la ville, ils tournent au ralenti, c'est pourquoi je n'étais pas revenue ici depuis longtemps. Nous prenons des programmes, regardons les affiches. Aucun spectacle qui pourrait être réalisé par un aléateur. S'il y en avait, ils seraient mis davantage en valeur. Sur le retour vers le centre ville, nous passons à côté du syndicat d'initiative. Voyant qu'il est ouvert, j'arrête Pierre, j'entre, et je demande directement les lieux dans lesquels je pourrai assister à un spectacle d'aléateur.
L'hôtesse ne connaît pas la réponse, et consulte les prospectus autour d'elle. N'ayant pas trouvé de renseignements, elle bredouille qu'elle débute, et demande à une collègue de venir nous renseigner.
« Les spectacles d'aléateur sont interdits, messieurs-dames, nous répond celle-ci. Vous n'en trouverez ni dans notre ville, ni ailleurs. Cependant, nous pouvons vous proposer...
— Interdits ! je m'exclame. Nous sommes justement venus pour cela. J'ai lu très dernièrement que votre ville est réputée pour cela. Nous venons de faire le voyage, et vous nous dites que c'est interdit ?
— Je... je suis désolée, répond la préposée, mais j'ignore ce que vous avez pu lire. Les spectacles d'aléateurs n'ont jamais été une activité primordiale ici, contrairement à...
— Et ça, c'est peut-être moi qui l'ai écrit ! » je m'exclame en sortant de ma poche une illusion d'article de journal découpé, daté et avec la photo noir et blanc d'un cabaret de la ville où j'avais travaillé quelques années auparavant.
Elle se saisit de l'article, le parcourt rapidement, semble ne pas comprendre.
« Écoutez, nous avons eu une note interne il y a deux semaines pour nous informer que les spectacles d'aléateurs étant devenus illégaux, ceux-ci ne seraient plus présents dans la programmation culturelle de la ville. Il n'y en avait à ma connaissance qu'un ou deux, et ils ont été supprimés. Je ne peux pas vous en dire plus. Dans tous les cas, ces spectacles sont interdits. »
Je récupère brusquement mon article, et part en lançant un adieu sec, histoire de jouer jusqu'au bout mon personnage de touriste exigeante et excédée.
« L'information est donc arrivée jusqu'à ce coin perdu, je conclus. C'est vraiment désespérant.
— Tu aurais dû demander ce que le maire comptait faire pour défendre cette richesse locale » ajoute ironiquement Pierre.
© 2006, Florian Birée. Tous droits réservés.