« Je vais vous expliquez un peu où est-ce que vous êtes tombés, commence l'homme qui s'était levé. Je me nomme Serge, et Claire et moi sommes propriétaires de cette maison. Nous organisons depuis quelques années déjà un repaire. Je suppose que vous n'avez jamais entendu parler des repaires ? »

Nous acquiesçons.

« Les repaires ont commencés à faire leur apparition il y a déjà quelques dizaines d'années. Il s'agit tout simplement de gens qui se fatiguaient de vivre dans une société où l'on passe son temps à apprendre à se méfier des autres, une société où l'on ne vit que pour soi-même, et contre les autres. Ils ont commencé à se réunir régulièrement, pour être ensemble, échanger des idées, vivre avec les autres, et diverses raisons. Ils ont nommés leurs points de rendez-vous des repaires. Ces repaires sont facile à reconnaître : ils sont signalés par une flamme, grand feu comme chez nous, lanterne devant la porte d'une maison citadine, ou une quelconque autre flamme. Petit à petit, des repaires ont éclos un peu partout. Ici, nous nous réunissons plus ou moins toutes les semaines, suivant les disponibilités de chacun.

« Nous ne sommes pas un groupe politique, même si certains ici ont à cœur de défendre leurs idées. Toutes sortes de gens viennent dans les repaires, de ceux qui essayent de vivre en dehors de notre société à ceux qui veulent juste trouver un peu de chaleur humaine, de ceux qui veulent changer le monde à ceux qui se contentent de l'actuel. Toute personne est bienvenue dans les repaires, tant qu'elle respecte le fait que le seul objectif des repaires est leur existence même. »

Son exposé fini, nous avions terminé nos assiettes. Nos voisins de tables nous passent le fromage.

« Maintenant, à moins que cela vous dérange, pourriez-vous vous présenter, et nous raconter la façon dont vous êtes arrivés dans ce repaire ? C'est une sorte de tradition de notre repaire, pour mieux connaître les nouveaux arrivant. »

Pierre repousse son assiette, m'adresse un regard rapide, et commence à nous présenter. Il leur dit que je suis une aléatrice, qu'il m'a rencontré lors d'un spectacle, et qu'en ce moment nous voyageons ensemble. Il leur raconte notre arrivée sur la côte d'azur, la résistance contre les policiers dans le squat, les raisons de notre départ précipité, et enfin notre fuite du train lors du contrôle.

Pendant ce temps, Claire aidée d'un jeune homme a commencé à servir les desserts.

« Ainsi ils se sont décidés à passer cette loi contre les aléateurs ! s'exclame une femme assise plus loin. Cela fait quelques mois qu'ils en ont le projet.

— Je n'en avais jamais entendu parler, je remarque, prenant pour la première fois de la soirée la parole.

— Ils ont tout fait pour la garder secrète. Mais j'ai des contacts à Paris. La stratégie gouvernementale semble être la suivante : après la dernière campagne électorale contre les étrangers, celle-ci vise les aléateurs. En utilisant la peur d'être manipulé, certains pensent pouvoir gagner les élections. Et cette loi permet de mettre un cadre juridique aux affaires qu'ils feront éclater dans les mois qui précéderont le scrutin.

— Mais ils vont se mettre à dos tous les aléateurs ! je m'exclame.

— C'est un risque calculé, explique un homme. Faire un programme expliquant à une majorité combien une minorité est dangereuse, et que voter pour ce programme est la meilleur façon de mettre cette minorité hors d'état de nuire semble à certains plus efficace que de tenter de faire un programme qui satisfasse tout le monde... et qui oblige l'électeur à faire un compromis avec ses opinions. Les rapports d'experts semblent indiquer qu'il est plus gagnant de mettre à dos les minorités. C'est diviser pour mieux régner.

— Ce qui est d'autant plus stupide, continua une femme assez âgée, que pour séparer les gens en deux groupes, on se base sur une caractéristique arbitraire – avant la nationalité, maintenant, le fait d'être aléateur – et on prête à ces gens des défauts – le fait d'être manipulateur, par exemple – qui n'ont pas grand rapport : il existe des aléateurs manipulateurs comme des aléateurs honnêtes, et des non-aléateurs manipulateurs. C'est la malhonnêteté qu'il faudrait combattre, pas le fait d'être aléateur ! Nous sommes tous différents, le fait d'avoir une caractéristique commune ne nous rend pas identique ! Les discours de certains de nos candidats sont des tissus de mensonges masqués derrière des argumentations fallacieuses.

— Et vous dites que les repaires ne sont pas politiques ? lança Pierre avec le sourire.

— Les paroles de chacun n'engage que lui, rappelle Serge gentiment mais fermement.

— Mais maintenant, qu'allez-vous devenir ? » me demande Claire.

Le silence se fait. Je mets du temps à répondre.

« Je ne sais vraiment pas. Je suppose que je ne peux plus travailler comme avant. Je ne pourrai probablement plus prendre le train non plus. Je devrai me méfier de tous les contrôles. Je suis une hors-la-loi, maintenant... Je pense que je vais aller retrouver des amis qui pourront m'héberger, et après... je ne sais pas trop. Quelles sont les villes les plus proches ? »

On me répond. Je réfléchis alors que les conversations reprennent. Je connais un couple d'amis dans l'une des villes citées. Je peux aller les voir. Mais ce n'est vraiment pas une ville où je peux trouver du travail en hiver... De toute façon, à quoi bon ? Je ne pourrai trouver de travail nulle part.

« Je suis désolée, mais avec tout le monde qu'il y a, il ne nous reste plus qu'une petite pièce. Nous allons y mettre des matelas, j'espère que ça vous ira, s'inquiète Claire.

— Il n'y a pas de problème, répond Pierre. Nous avons connu pire !

— Deux petits matelas, ou un grand ? ajoute Claire en sortant.

— Un seul » je réponds.

Pierre accepte en souriant.

Pierre est allongé sur le dos, et contemple le plafond. Je me glisse au chaud, sous les couvertures.

« Comment devient-on aléatrice ? me demande-t-il soudainement.

— Tu le sais bien, on ne devient pas aléatrice, on naît...

— Aléatrice de métier, artiste, précise-t-il.

— Ça n'a pas été facile... »

Comment lui raconter ça ? Je ne me suis jamais posé la question moi-même, et je vois mal quoi lui dire. Alors je décide de lui parler de ma vie : « Mes parents n'étaient pas des aléateurs. Ils n'en connaissaient pas, n'avaient probablement jamais entendu ce terme. Petite, il m'arrivait souvent de m'amuser à créer des formes, le soir, quand j'étais dans le noir, avant de m'endormir. Tu sais, pour moi ces formes ne me paraissent pas réelles. Mais il arrivait que mes parents les voient. Souvent ils avaient peur. Rapidement, je cessai instinctivement de faire des illusions en leur présence, et plus tard en la présence des autres. C'était pour moi un secret innocent : je m'amusais à créer des choses quand j'étais seule, des formes réalistes, ou fantaisistes. Devant mes parents, je m'amusais avec des jouets en plastique. Seule, je créais des illusions de ces jouets, et les animais de façon bien plus réaliste que n'importe qui peut le faire avec ses mains.

« À l'école, au début, j'évitais de faire des illusions. Puis je me suis rendu compte que tant que je m'assurais que mes créations étaient réalistes, personne ne s'en rendait compte – ce qui me confirma que j'étais différente, puisque je ne me serais jamais laissée prendre au jeu d'un autre aléateur. Quand je n'avais pas fait mes devoirs, je faisais apparaître une feuille sur laquelle étaient griffonnées des réponses lues discrètement sur mes voisins de table. Bien sûr, je me suis faite avoir, quand le prof ramassait les copies, et qu'il se rendait compte que la mienne n'était pas dans le tas – elle avait disparue. Mais au fur et à mesure, je commençais à devenir experte dans l'art de faire des illusions de détail.

« Adolescente, au collège, j'avais des copines. Je n'étais pas la plus belle, je les observais mettre en valeur leur poitrine naissante pour s'attirer les regards des garçons, je n'avais pas la réplique facile des gens qui ont de l'humour. Si j'avais des copines, c'était un peu par hasard. Et à cet âge, on redoute par dessus tout la solitude. Je voulais leur montrer moi aussi que j'étais capable de faire quelque chose. Je leur ai avoué mon secret.

« Au début, j'ai cru que ça avait marché. Elles m'invitaient, on sortait en ville, des fois le soir, je faisais des illusions pour que nous ne nous fassions pas prendre. Pendant quelques mois je crus avoir trouvé le bonheur. Elles sortaient avec des garçons. Elles allaient faire du shopping, papotaient entre elles. Je les suivais, faisais une illusion quand elles me le demandaient.

« Je me suis rendu compte qu'elles se servaient de moi, qu'elles ne m'acceptaient uniquement qu'à cause du fait que j'étais aléatrice, lorsqu'elles ont commencé à me demander d'aller en cours, et de faire des illusions d'elles-même, pendant qu'elles allaient faire autre chose. J'ai refusé. Non seulement elles n'ont plus voulu de moi, mais en plus elles ont commencé à vouloir me faire chanter. Pendant quelques jours, j'ai fait croire à mes parents que j'étais malade. Je ne voulais plus retourner au collège. L'une d'elle est même venue me voir – mes parents la remercièrent de sa solicitude – pour me rappeler que je n'avais pas le choix, que j'étais à leur merci, et que j'avais intérêt à leur obéir.

« Ça m'a vraiment forcé à réfléchir pour la première fois à ce que j'étais, et à ce que je devais faire. Leur chantage me révoltait. J'ai alors pris une décision que je tiens toujours : jamais je n'obéirai à des gens sans en avoir envie. Personne ne peut réellement me forcer à faire quoi que ce soit. Au pire, je peux toujours faire des illusions. Le lendemain, je n'étais plus malade.

« Je suis entrée dans le collège la tête haute, et quand elles se sont approchées de moi, je les ai emmurée. J'ai fait des murs autour d'elles, des murs que seules elles pouvaient voir, sentir. Et je ne les ai jamais laissé s'approcher de moi. Et je me suis vengée. Je faisais voltiger autour de leur tête des bestioles aussi horribles qu'imaginaires, elles poussaient des cris en plein cours, personne ne comprenait pourquoi. On les a vite considérées comme folles. Quand elles ont voulu me dénoncer, dire que c'était moi qui était à l'origine de ce qu'elles voyaient – et que personne d'autre ne voyait – personne ne les a cru. J'étais une fille sage, tranquille, discrète, sans histoire. Tout le monde m'ignorait.

« J'ai longtemps négocié avec mes parents pour aller dans un lycée où je ne connaissais personne, en internat. Je voulais oublier cette histoire. Je m'en veux toujours de ce que je leur ai fait, parce que je l'ai fait avec méchanceté. C'était plus que pour me protéger. C'était une vengeance. Au lycée, je fuyais la compagnie. Je ne voulais pas que quelqu'un découvre un jour ce que j'étais, et je pensais que le meilleur moyen pour que personne ne connaisse mon secret était que personne ne me connaisse. C'était stupide, mais ça a marché. Mais le lycée m'ennuyait. On apprenait plein de chose, on les oubliait aussi vite. On nous parlait d'étude, de travail. On nous expliquait les filières, l'orientation. On nous jugeait, nous évaluait. Mais j'avais l'impression de ne pas être au bon endroit. Je n'étais pas comme tout le monde, et tout ces bavardages me paraissaient faits pour les autres. J'avais le sentiment que si j'étais ici, avec les autres, c'était en attendant que je trouve ma voie. Qu'un jour, quand je serais grande, j'arrêterai de faire comme les autres.

« Tout à changé lorsque certains élèves de la classe ont parlé d'un nouveau spectacle, sensationnel, qui avait lieu dans une petite salle dans un coin mal famé de la ville. Intriguée par les description, j'y suis allée le soir même, usant de mes talents pour quitter l'internat. L'artiste attendait son public dans un costume à paillettes, faisait lui-même la caisse. La salle fut rapidement remplie. Il commença à baratiner un peu, puis plongea tout le monde dans le noir et le silence. Tout le monde, sauf moi, qui voyait ce qui se passait, mais aussi que c'était faux. Cet homme était comme moi ! Contrairement à mes spectacles, il mettait en scène des personnages, une sorte de théâtre. Avec le recul, je dirais qu'il n'était pas extrêmement doué, les voix des personnages ressemblaient toutes à la siennes, les détails n'étaient pas stables : quand il en oubliait un, il devait le recréer, et cela se voyait.

« Mais à l'époque j'étais émerveillée. Il s'est rapidement rendu compte que j'étais une aléatrice. Ça se voit tout de suite quand quelqu'un n'est pas complètement immergé dans le spectacle. Il m'a fait signe, et m'a entraînée dans les coulisses, en me demandant d'attendre la fin du spectacle. Une fois le dernier spectateur sorti, je l'ai aidé à ranger la salle pendant qu'il me demandait si je savais que j'étais une aléatrice. Je savais que j'étais comme lui, mais c'est ce soir là que j'ai appris que les aléateurs sont plus nombreux qu'il n'y paraît, et qu'ils sont recherchés pour faire des spectacles. Il m'a dit qu'il faudrait beaucoup de travail et de répétition, mais que si je voulais, je pourrais y arriver. Quand je lui ai montré que j'étais capable de refaire son spectacle avec plus de précision, de détail et de réalisme qu'il ne l'avait fait lui-même, il m'a dit qu'il fallait que je fasse carrière... mais dans une autre région.

« Je ne suis jamais retournée au lycée. C'était quelques mois avant le bac. Je suis retournée chez mes parents, pour leur annoncer que je voulais me lancer dans le métier d'aléatrice. Quand ils m'ont répondu que le lycée les avait appelé et qu'ils voulaient que j'y retourne immédiatement, je suis sortie, ait pris le train, et suis allée frapper à la porte d'un cabaret. J'ai fait une démonstration improvisée, et ait été engagée immédiatement.

« Bien sûr, les débuts ne sont pas facile : il faut se faire respecter. Mais je n'hésitais pas à me servir de mon don, et au final je n'avais pas trop d'ennuis. Faire des représentations le soir me laissait beaucoup de temps dans la journée, j'en profitais pour sortir, faire plein de choses. C'est là que je me suis fait mes premiers vrais amis : je n'ai jamais caché que j'étais aléatrice, mais j'ai toujours fait attention à ne pas me laisser manipuler.

« Et depuis, j'ai vécu ainsi. Jusqu'à que je te rencontre...

— Et tu as revu tes parents, depuis tout ce temps ? me demande Pierre.

— Une petite année après être partie, je suis repassée dans leur ville. Je suis allée à la maison. Mon père m'a ouvert. Je lui ai dit bonjour, il m'a dit : “N'entre pas ! Ta mère a eu du mal à t'oublier, c'est trop tard, maintenant.” Il a claqué la porte. Je suis repartie. »

Pierre n'ajoute rien, mais éteint la lumière.

© 2006, Florian Birée. Tous droits réservés.

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