Le jour tombe. La campagne s'assombrit. Les nuages se teintent d'orange. Le train ralentit dans un crissement de freins. Nous sommes au milieu de nulle part.

« Que se passe-t-il ? demande Pierre.

— Je ne sais pas. Nous allons peut-être croiser un train ?

— Alors que nous sommes sur une voie double ? »

Dans le wagon, d'autres passagers lèvent le nez de leurs livres, revues ou ordinateurs portables. Certains se sont réveillés. Le train continue à freiner jusqu'à s'arrêter totalement. Comme lors du passage dans certains quartiers, les vitres se relèvent automatiquement. Un bruit de soufflerie se fait entendre, et une odeur particulière commence à envahir le wagon. Tous les occupants sont mal à l'aise, tout le monde se demande ce qui est en train de se passer. Enfin, une voix enregistrée nous déclare : « Votre attention s'il vous plaît : notre train est arrêté en pleine voie pour un contrôle d'identité génétique. Dans le cadre de la loi relative à la sauvegarde des libertés individuelles, des mesures de neutralisation des personnes à influence psychique négative sont en cours, notamment via la diffusion d'un gaz neutralisant respectant les normes en vigueur. Veuillez attendre l'équipe d'examen qui procédera à un prélèvement d'ADN. Notre train redémarrera une fois ce contrôle effectué. Nous vous rappelons que toute personne refusant le contrôle se voit exposé à des poursuites judiciaires. Veuillez nous excuser de ce désagrément. »

Dans le wagon, les réactions sont diverses : certains sont soulagés d'avoir une raison de ce contretemps, et d'autres s'offusquent qu'on les retarde ainsi.

« Julian ! me chuchote Pierre, affolé.

— Qu'y a-t-il ?

— Tu réalise ce qu'ils ont dit ?

— Je...

— Ils viennent de dire qu'ils ont mis en place des dispositifs pour neutraliser les personnes à influence psychique négative, notamment à l'aide d'un gaz ! Ils vont faire des prélèvements ADN... »

Je viens de comprendre ! Ils veulent m'empêcher d'utiliser mes talents d'aléatrices, pour que je ne puisse échapper au contrôle, et ensuite faire un test ADN, ce qui révélerait probablement ce que je suis.

À la tête de Pierre, je vois qu'il a compris que j'ai réalisé la menace.

« Je ne peux rien faire ! je m'exclame à voix basse. Comment ont-ils su que j'avais pris ce train ?

— Ce n'est probablement pas après toi qu'ils en ont, me répondit-il, mais plutôt après tous les aléateurs. Ils doivent savoir plus ou moins comment vous vivez, et ont dû instaurer des contrôles sur les grandes lignes de chemin de fer. Il n'empêche qu'il faut que l'on parte !

— Surtout que dehors, aucun gaz ne pourra m'empêcher de nous cacher. Il faut surtout que l'on sorte du train. »

Pierre se lève, prend mon sac, et se dirige vers une extrémité du wagon, de façon tout à fait naturelle. Je le suis, sous le regard des autres passagers, qui semblent avoir des soupçons, mais ne disent rien. Aux portes, Pierre s'arrête, et regarde par les vitres.

« De ce côté il y a une route, m'explique-t-il. »

Il appuie sur le bouton pour ouvrir la porte, qui commence à coulisser lentement. Il pose un pied sur une marche pour sortir.

« Hé ! j'entends au dehors. Vous, là-bas ! Arrêtez !

— Verrouillez les portes ! lance une autre voix. »

Pierre remonte précipitamment.

« Des flics ! On sort de l'autre côté. »

Je me précipite vers le bouton d'ouverture de l'autre porte, mais il reste bloqué. Pierre arrive, désigne le mécanisme de secours, et tire sur la poignée. La porte s'entrouvre, et en tirant dessus nous parvenons à sortir. Nous traversons rapidement la seconde voie, et dégringolons le talus pour nous retrouver dans un champs.

« Ils sont partis de ce côté ! Recherchez-les ! »

Des voix, au-dessus de nous. Pierre me désigne un buisson.

« Ce n'est pas la peine, lui dis-je. Je nous dissimule. Maintenant que nous sommes à l'extérieur, ils ne peuvent rien nous faire. »

En effet, un policier descend le talus, arrive à quelques mètres de nous, mais ne nous voit pas. Il regarde autour de lui, puis commence à essayer de remonter sur la voie. Je reprends mon sac, et nous commençons à nous éloigner de la ligne en longeant le bord du champs.

Il fait de plus en plus sombre, et de plus en plus froid. J'ai sorti de mon sac un gilet pour Pierre. Après avoir marché un certain temps le long des champs, nous sommes arrivés sur une petite route de campagne, que nous longeons. Nous n'avons encore croisé aucune voiture, ni vu aucune maison, aucune lumière. Nous ne parlons pas, mais je sais que Pierre est aussi peu enchanté que moi à l'idée de passer la nuit ici.

Au détours d'une colline, nous apercevons un feu, au loin. Nous nous arrêtons. Qu'en penser ?

« On ne fait pas habituellement de grand feu dans son jardin le soir en plein milieu de l'automne, je remarque.

— En même temps, il y a des gens qui ont allumé ce feu, observe Pierre. C'est la première trace d'activité humaine depuis que nous avons quitté le train, alors je pense que devrions aller voir... Nous n'aurons pas beaucoup d'autres occasions de rencontrer des gens ce soir dans cette campagne perdue. »

Il a évidemment raison. Nous reprenons notre marche au bord de la route, en direction de la lueur. En nous rapprochant, nous apercevons d'autres petites lumières derrière le feu : il y a bien une maison habitée là-bas.

Notre marche n'est plus la même. Avec un espoir au bout du chemin, nous sentons moins la fatigue, le froid et l'humidité. Bien sûr, rien ne nous dit que nous allons être accueillis là-bas, mais nous savons au moins vers où aller.

Nous approchons de la bâtisse. C'est un ancien corps de ferme, reconverti – semble-t-il – en résidence de campagne. Un chemin le relie à la route, et dans la cour en graviers sont garés plusieurs véhicules. Le feu brûle plus loin, dans une sorte d'âtre aménagé à l'aide de parpaings. Devant le chemin, nous hésitons.

« Allons-y » fini par trancher Pierre.

Nous entrons dans la cour, et allons frapper à la porte. Des voix se taisent. Des raclements de chaises. La porte s'ouvre sur une petite femme souriante : « Bonjour ! Entrez donc, vous allez prendre froid !

— J'espère qu'on ne vous dérange pas... commence Pierre. Nous nous étions perdus, nous avons vu...

— Vous nous raconterez ça plus tard, le coupe la dame. Entrez vite ! »

Nous franchissons le seuil, elle referme la porte derrière nous. Le couloir d'entrée est chaleureux et accueillant, et contraste joyeusement avec la nuit extérieure.

« Posez vos affaires ici ! »

Je lâche mon sac, accroche ma veste au porte-manteau désigné. Nous suivons ensuite la maîtresse de maison dans la grande salle de la bâtisse.

Là, autour d'une grande table, une vingtaine de personnes mange et parle joyeusement ; une cheminée crépite doucement ; les rideaux autour des fenêtres semblent repousser la nuit à l'extérieur des murs. À notre entrée, les conversations cessent, un homme se lève promptement : « Bienvenue dans notre humble demeure, jeunes gens ! »

Voyant que nous sommes un peu intimidés, de peur d'avoir perturbé une quelconque réunion de famille, il ajoute : « Ne vous inquiétez pas, vous ne nous dérangez pas, au contraire. Je suppose que vous êtes arrivés ici grâce au feu. Quelque part, comme nous tous. Nous allons vous faire une place, et vous offrir l'hospitalité, ce n'est pas un temps à coucher dehors. Claire ?

— Bien sûr, répond celle qui nous avait ouvert. Asseyez-vous ici, nous allons vous servir quelque chose de chaud. »

Rapidement, deux chaises sont placées côte à côte, des assiettes et couverts sortis des buffets alentours, et nous sommes servis dans les minutes qui suivent. Encouragés par nos hôtes, nous nous empressons de commencer à manger.

© 2006, Florian Birée. Tous droits réservés.

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