Je remonte l'escalier de l'immeuble, et déboule dans l'appartement de Julie.

« Julie ! Pierre ! »

Tous deux arrivent.

« Qu'y a-t-il ! s'exclame Julie me voyant arriver. Tu es complètement affolée. Assis-toi là, je te prépare quelque chose.

— Ils ont fait passer une loi pour emprisonner les aléateurs ! Ils ont envoyés des lettres dans les cabarets. Ils veulent nous mettre en prison !

— Calme-toi ! m'implore Pierre. Ils ne vont pas t'arrêter dans les cinq minutes. Explique-nous en détail tout ce qui t'es arrivé. »

Je leur raconte mon entrevue avec le directeur, le contenu de la lettre des ministères. Je vois leurs visages changer au fur et à mesure qu'ils comprennent la gravité de ce qui arrive.

« Il faut que je parte, je conclue.

— Ce sera partout pareil, avance Pierre. S'ils ont envoyé cette lettre ici, pourquoi ne l'auraient-ils pas envoyée dans toute la France ? C'est une loi nationale, la lettre vient des ministères.

— Nous sommes dans une ville où il y a beaucoup de cabarets, et traditionnellement beaucoup de spectacles d'aléateurs. Peut-être que pour commencer ils se sont intéressés aux coins très fréquentés ? Il doit exister des salles de spectacle perdues où ils n'iront pas me chercher...

— Pour l'instant... ajoute Pierre. Même s'ils commencent par les endroits les plus fréquentés, ils finiront pas envisager la France entière. Tu n'aura fait que gagner du temps.

— C'est déjà ça... que puis-je faire d'autre ? Il faut que nous partions, immédiatement. »

Ils ne me répondent pas.

Nos bagages sont rapidement bouclées. Pierre et moi faisons rapidement nos adieux à Julie. Elle ne dit pas qu'elle s'inquiète de ce que va devenir le squat la prochaine fois que les forces de l'ordre passeront, mais je le sens dans son regard. Mais qu'y puis-je ?

Nous montons dans un train, destination le nord-est. Nous prenons place, le train démarre. Je me sens respirer à nouveau.

Pierre me regarde bizarrement. « Pourquoi as-tu si peur d'eux ? Quand une dizaine de policiers armés s'apprête à faire évacuer le squat, tu descends, te plante devant, et leur tiens tête jusqu'au bout sans même y avoir réfléchi avant. Pourquoi ne pourrais-tu pas faire de nouveau la même chose ?

— Mais... ils m'empêchent de travailler ! Ils ont détruit mon métier ! Qui voudra employer des aléateurs maintenant que c'est illégal ? Et si les policiers venaient me chercher... Ils doivent avoir des aléateurs, ou avoir trouvé un moyen quelconque. Ils n'ont pas fait cette loi sans y réfléchir. Si un patron me dénonce, qu'on m'enlève à la sortie d'un cabaret alors que je ne m'y attends pas, que pourrais-je faire ? Avant, j'étais quelqu'un de normal. Maintenant, je n'ai plus le droit de vivre ! Mais la question est plutôt : pourquoi ont-ils si peur de nous ? »

Il me regarde en souriant. Le wagon est vide. Le train avance au ralenti entre deux murs de sécurité en parpaings rehaussés de barbelés.

« Pense à tous ces gens qui aiment avoir le pouvoir de maîtriser la vie des autres, m'explique Pierre. Pense à tous ceux qui se plaisent à contrôler, à diriger les autres. Et imagine qu'on leur apprenne qu'ils peuvent être manipulés sans qu'ils s'en rendent compte. Leur première réaction est d'imaginer ce que eux feraient s'ils étaient aléateurs. Et c'est tellement peu glorieux qu'ils prennent peur. Car réfléchis un peu : nous, les non-aléateurs, pourrions être dans un monde totalement artificiel, un monde créé uniquement par les aléateurs, un monde tout à fait illusoire. La seule façon pour nous de savoir ce qui est réel et ce qui ne l'est pas est de faire confiance aux aléateurs. Or si ceux-ci nous trompent, nous ne pouvons pas leur faire confiance. Tous ceux qui ont réfléchi à la question des aléateurs sont probablement arrivés à cette conclusion. Et certains ont apparemment déduit qu'il faudrait mettre hors d'état de nuire les aléateurs.

— C'est stupide, je m'exclame. Tu m'a expliqué que ça ne fait que depuis quelques générations que les aléateurs existent. Il y a des livres, des films, plein de choses qui montrent que vous êtes dans le monde réel !

— Et si tout ça n'était qu'illusion ? rétorque Pierre. Et si les aléateurs voulaient seulement nous faire croire qu'ils n'existent que depuis peu ?

— Dans ce cas, pourquoi ne cacherions-nous pas tout simplement notre existence ? C'est un raisonnement stupide ! je m'exclame.

— C'est tout à fait plausible pour quelqu'un qui n'est pas aléateur, et plus encore pour quelqu'un qui n'a jamais vu d'aléateur. Si l'on diffuse au journal de vingt heures qu'il est envisageable que les aléateurs nous maintiennent dans un monde d'illusion, tout le monde va vouloir vous lyncher. Les gens ont peur de ce qu'ils ne peuvent pas maîtriser, encore plus pour quelque chose qui est acquis par naissance, que personne ne peut apprendre. Évidemment, personne ne leur dira que dans quelques années le taux d'aléateurs dans la population sera tel que faire une illusion ne pourra plus passer inaperçu. Personne ne leur dira que naturellement, nous serons tous aléateurs – ce qui sera alors tout à fait inutile – dans quelques générations. Mais les gens qui ont peur ne regardent pas le futur. Pour eux, seul le présent importe.

— Et toi, je demande, que pense-tu de tout ça ? Je peux te dire que nous vivons dans le même monde, et tu sais quelles sont les illusions que je fais.

— Je te crois, je te fais confiance depuis le début. Sinon, je ne serais pas avec toi. »

La campagne défile. Le monde est coupé en deux, entre ce qui est à gauche de la voie, et ce qui est à droite. Le train est régulièrement obligé de ralentir, à cause du mauvais état des voies. Le wagon s'est un peu plus rempli au fil des gares. Nous avons été contrôlé, j'ai fait de nouveau sortir des billets factices de mon sac. Combien de fois pourrai-je encore le faire ? Contrairement au sourire ironique des autres fois, Pierre s'est montré sérieux en me voyant faire. Il devait penser la même chose.

« S'ils m'arrêtent, tu n'a pas peur qu'ils s'en prennent aussi à toi ? je demande à Pierre.

— J'ai décidé de venir avec toi, je ne vais pas changer d'avis maintenant !

— Que faisais-tu avant de venir avec moi ?

— J'étais dans une salle de spectacle, perdu au milieu d'un univers illusoire, sourit-il.

— Sérieusement !

— J'étudiais l'économie à l'université...

— Toi ? je m'étonne. Ça ne te ressemble pas !

— Je ne peux pas dire que j'avais vraiment choisi... encore moins que ça me plaisait. Mais après le bac, je n'avais pas trop de choix. Les sciences n'existaient plus là-bas, la fac étant fermée pour travaux, mais n'ayant pas les crédits nécessaire, ne sera probablement pas rouverte avant quelques années. Les lettres ne mènent à rien. L'économie à vrai dire non plus, sauf si tu va dans une école aussi privée que chère. Notre université occupait la masse des bacheliers en attendant qu'ils se trouvent un boulot en intérim. Je n'ai jamais été motivé, mais mes parents voulaient tout même que je fasse quelque chose – suivre les jeunes filles en train à travers la France n'offre pas vraiment plus de perspectives de carrière. »

Il hausse les épaules.

« Justement, je reprends, tes parents, ne vont-ils pas s'inquiéter de ton départ ?

— Ça fait quelques années que je ne vis plus avec eux. Nos contacts sont... plutôt rares et épisodiques. J'ai laissé un message sur mon répondeur expliquant que je suis absent pour une durée indéterminée.

— Pourquoi cette distance ? je demande, espérant ne pas être indiscrète.

— Pour plusieurs raisons, des détails... tu comprends, mes parents ont toujours été parfaits, affectueux, m'ont toujours aidé dans la mesure de leurs moyens. Mais quand, à table, le soir, télévision passant le journal de vingt heures, ta mère remarque après un reportage sur les banlieues que de toute façon, ces étrangers, faudrait tous les virer, et que ton père renchérit en expliquant que nous, nous n'avons rien demandé, c'est difficile de rester calme. J'ai un frère, un petit frère. Inconsciemment, ils l'ont embrigadé. Il tient aussi ce genre de discours. Je n'ai jamais voulu me lancer dans de violents débats avec eux. J'ai préféré me taire et prendre mes distances. S'ils savaient que je suis aujourd'hui dans un train en compagnie d'une aléatrice, je me demande ce qu'ils penseraient. Probablement que tu m'a trompé, que je suis inconscient des risques, qu'un aléateur qui se revendique comme tel est forcément quelqu'un de peu recommandable, puisque c'est quelqu'un qui avoue tromper les autres.

« Ce sont mes parents, ma famille. Alors je ne dis rien et tente de les ignorer. Depuis quelques années je regarde ce qui se passe autour de moi. Quand je t'ai rencontrée, j'ai décidé d'arrêter de regarder, et de m'en aller. Avec toi. »

Je n'ajoute rien.

© 2006, Florian Birée. Tous droits réservés.

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