Un bus pointe au bout de la rue. Nous pressons le pas pour arriver en même temps que lui à l'arrêt. Pierre sort un portefeuille de son pantalon.

« Laisse, c'est moi qui paye » je lui dis.

Je fabrique une illusion de pièces dans ma poche, que je tends au chauffeur.

« Deux tickets, s'il vous plaît. »

Nous allons nous asseoir.

« Ce soir je pars. Sur la côte d'azur, probablement. C'est un coin où il y a souvent du boulot, même à cette époque. C'est vrai ou c'étaient des conneries, cette histoire de partir avec moi ?

— C'est vrai, me répond-t-il simplement.

— Mais t'a pas un travail, des études, un appart', je sais pas moi... quelque chose que tu laisse en partant ? À moins que ça fasse deux mois que tu prépare ton coup ?

— Je n'ai rien préparé à l'avance, je suis sûr que tu allais partir depuis trois jours. »

J'ai peine à croire qu'il puisse être aussi... libre que moi, qu'il puisse tout larguer comme ça. Il ne dit rien de plus.

« On descend ici. »

Le camping est à moins de cent mètres de l'arrêt. Bien desservi.

« Je suis chez un pote. Faut que je récupère mes affaires. Tu vas partir comme ça ? Sans rien ?

— J'ai ma carte bleue. Je laisse pas grand chose, ici, me répond-t-il. »

Nous entrons dans le camping, et nous dirigeons vers le coin « résidents permanents ». Ceux qui sont là toute l'année, au mépris des législations. Mais pour les expulser, l'état devrait leur trouver des logements. Et ça coûte trop cher. Le gérant du camping ne va pas se plaindre : ça lui fait un revenu stable à l'année.

Ici les emplacements ne sont pas des carrés d'herbe, de gravier et de boue. Il y a des haies entretenues, des restes de fleurs entre les feuilles mortes, témoins d'un jardin florissant au printemps, des mobile-homes en parfait état, de la lumière derrière les rideaux, le bruit d'une télévision. Les lampes du camping dessinent l'allée de gravier dans la nuit, nous marchons.

Je pousse le portillon blanc d'un emplacement, et va frapper à la porte de la caravane cossue posée là.

La porte s'ouvre. Yann B., 23 ans, barbe mal rasée, apparaît dans l'embrasure.

« C'est toi ! Entre.

— Yann, je te présente Pierre. Il vient avec moi. »

Ces derniers se serrent la main, alors que je me faufile vers la couchette que j'ai occupée pendant le mois. La télévision parle toute seule pendant que Yann propose un café à Pierre. Je récupère mon sac dans un placard, et commence à faire l'inventaire de mes affaires.

« Le dernier débat entre les candidats à la candidature, hier soir au Zénith de Paris, à réuni plusieurs centaines de milliers de sympathisants, récite l'appareil. De nouvelles propositions innovantes ont été citées. Les candidats des partis gouvernementaux ont dors et déjà fait savoir qu'ils jugeaient contraire au bien des citoyens toute reforme de ce type. Leur projet de rupture avec la politique actuelle prévoit au contraire une amélioration en douceur des conditions tout en favorisant la croissance et le progrès. Vous trouverez après minuit une rediffusion de... »

Je pense avoir fourré dans mon sac tous mes vêtements. J'entrouvre la porte de la salle de bain pour saisir ma trousse de toilette. Je tire mon sac jusqu'au coin salle-à-manger-salon-cuisine.

« T'a oublié une paire de chaussure – de la dernière fois, lance Yann au milieu de sa conversation avec Pierre. Derrière toi. »

Je me retourne, et fourre la paire indiquée dans mon sac.

« On y va » je lance à Pierre. Ce dernier se lève et se cogne à un placard suspendu au-dessus de sa tête. Yann pose les deux tasses de café dans le minuscule évier.

« À la prochaine ! » Je l'embrasse.

« Quand tu veux, ma porte est ouverte. » Il serre la main à Pierre.

Nous sortons.

« Il fait quoi ? me demande Pierre.

— Yann ? Il est vendeur dans un magasin d'électroménager, je réponds.

— Et il vit dans un camping ?

— Ça lui permet de profiter un peu de son salaire. D'aller au cinéma, une passion pour lui. De partir en vacance une semaine par an. »

Nous arrivons l'arrêt de bus. Encore une fois, j'arrête Pierre, et je paie en monnaie d'illusion.

Nous allons nous asseoir au fond du bus. Il est vide. Normal, nous sommes en pleine nuit, et nous allons vers le centre-ville. D'ordinaire, les lignes de nuit ne sont utilisées que par les étudiants qui rentrent chez eux après une quelconque fête. Il est déjà trop tard pour les couples revenant d'un restaurant.

« Ta monnaie... commence Pierre, à voix basse, ce n'est qu'une illusion, n'est ce pas ?

— Oui...

Tu paie toujours comme ça ? s'étonne-t-il.

— Oui.

— Et ça ne pose pas de problèmes ? L'argent fini par disparaître...

— En effet. D'un autre côté, la dernière fois que j'ai été prendre mon salaire remonte à quelques années. Je ne donne ni ne reçois d'argent.

— Et ça ne te culpabilise pas plus que ça ?

— Non » je réponds sèchement.

Le bus fonce à travers la ville déserte. Déjà la gare est en vue. C'est une bâtisse style début vingtième siècle, avec encore gravé le sigle « SNCF » sur le fronton. Nous descendons.

Le hall est éclairé, mais la gare est déserte, à part deux agents d'entretien, des noirs. Ils passent de grands balais en tourbillonnant lentement, silencieusement, consciencieusement. Nous passons à côté d'automates vendeurs de billets, dont un est défoncé, et marqué « H.S. » en noir. Pierre ralentit le pas pour s'arrêter devant eux, mais voyant que je n'en fais rien, se reprend et revient à ma hauteur. Il ne dit rien.

Je me plante devant le grand tableau lumineux. Celui-ci clignote désagréablement.

« Le 23 heures 42, ça te dit ? je demande à Pierre.

— C'est toi qui choisis.

— Il part voie 9. »

Nous empruntons des escalators à l'arrêt pour descendre dans un passage souterrain. Nous marchons sous les voies, et remontons sur le quai correspondant. Deux voyageurs sont assis sur un banc, avec des gros sacs. En s'approchant, nous remarquons qu'il s'agit de deux voyageuses. Nous nous asseyons à côté. La gare est déserte, il n'y a pas un train. Personne ne trouble le silence. Notre train arrive dans vingt minutes.

Je commence à fermer les yeux, et à tenter de m'assoupir. J'espère que Pierre va me laisser dormir quelques heures, qu'il ne va pas m'embêter avec des questions. Je me demande toujours pourquoi il a voulu me suivre. Et s'il profitait que je dorme pour me voler mon sac et mes affaires ? Quelle idée stupide ! D'abord il n'y a rien d'intéressant dans mon sac, et il le sait, il m'a vu le faire. Ensuite s'il avait voulu me voler il ne s'y serait pas pris comme ça. Et de toute façon, il n'a pas de billet, il dépend de moi au cas où il y aurait un contrôle, et vu le trajet, il y aura un contrôle.

Il est toujours assis à côté de moi, a remonté son col, ne bouge pas, et regarde la gare.

Le train arrive dans un crissement qui déchire le silence de la nuit. Une voix stupide nous annonce que le train est arrivé. Nous montons dedans, avec les deux voyageuses qui attendaient avant nous, et quelques autres personnes arrivées depuis.

© 2006, Florian Birée. Tous droits réservés.

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