Les wagons ont au moins cinquante ans, les néons cliquettent, certains sièges sont déchirés, d'autres tachés. Nous trouvons deux sièges corrects dans le sens de la marche. Je cale mon sac dans le porte-bagages au-dessus de nos têtes, et m'assoie contre la vitre. Avant que le train s'ébranle, j'ai déjà fermé les yeux.

« Hum ! »

On me secoue légèrement.

« C'est Julian qui a les billets » explique une voix au dessus de moi.

J'ouvre les yeux. Un contrôleur attend patiemment, son attirail à la main. Je vois Pierre inquiet : il est incapable de sortir tout seul des billets qui n'existent pas.

Je leur lance un regard furieux à tous les deux – ils m'ont réveillée – et les fais se pousser pour me permettre de récupérer mon sac. En même temps, je fabrique à l'intérieur deux billets dûment compostés, froissés à souhait, que j'exhibe une fois le sac descendu. Le contrôleur les poinçonne, je les fais disparaître une fois retournés dans le sac. Le contrôleur s'éloigne, mon sac reprend sa place sur le porte-bagages.

Mais le jour s'est levé, et je n'ai plus sommeil. Tant pis. N'étant toujours pas d'humeur à discuter avec Pierre, je regarde le paysage au travers de la grille de sécurité. Nous traversons des champs, mais je vois plus loin des immeubles se dessiner sur l'aube. Nous approchons d'une ville.

Les vitres se remontent toutes automatiquement, à l'exception d'une ou deux dont le mécanisme asthmatique fait quelques chaos avant d'abandonner.

« Mesdames et messieurs, notre train traverse actuellement une zone urbaine dangereuse, nous explique une voix enregistrée. Pour votre sécurité, les vitres et les portes ont été verrouillées, et l'arrêt d'urgence rendu inopérant. Veuillez nous excuser du désagrément. »

Nous entrons dans la ville. Les murs sont couverts de graffitis, et en piètre état. Mais les gens marchent dans les rues et conduisent leur voiture comme dans n'importe quel quartier. Le train passe à toute vitesse dans une gare condamnée. Ici, plus aucun train ne s'arrête.

Nous passons à côté d'un terrain vague. Quelques jeunes s'y sont installés. Quelques jets de pierre sur le train. Ils ne peuvent de toute façon pas franchir les clotures électrifiées.

« Un jour, ils lanceront des bombes » dit tristement Pierre.

Je me tourne vers lui.

« Qu'est-ce que tu raconte ?

— On les empêche de prendre le train, parce qu'on dit qu'ils sont violents. Ils sont violents parce qu'on les empêche de prendre le train. Un jour on leur interdira de sortir de leurs quartiers. Un jour ils lanceront des bombes.

— Ça ne changera rien ! je réplique.

— Fermer des gares ne changera rien non plus. »

Dans un cliquetis, les fenêtres se déverrouillent. À l'avant du wagon, un homme baisse sa vitre avec un soulagement peu discret, et allume une cigarette malgré l'interdiction.

« Tu est sûre de pouvoir retrouver du travail, là-bas ? me demande Pierre.

— Je n'ai jamais eu de soucis. Surtout que nous allons dans un coin qui embauche pas mal. Je connais une amie qui pourra nous loger, je vais prendre quelques jours de vacances, en profiter pour chercher un travail, et j'aimerai reprendre mes représentation pour le week-end prochain.

— Et tu pars toujours comme ça, à l'improviste ?

— Je connais du monde qui peut m'héberger, un peu partout. C'est ce que je regarde en premier. J'ai essayé les hôtels. Je peux me le permettre, ils n'y voient que du feu, mais... je m'ennuie pendant les journées. Je ne fais pas de répétition, d'ailleurs mes spectacles sont tous différents. Être aléatrice, ce n'est pas un talent que l'on entretient, c'est un don que l'on a. Une fois sur scène, je m'inspire de la salle, du public, de ce que je suis, pour construire mes illusions. Alors je préfère aller chez des amis, me lever tard, préparer à manger le midi, aller marcher un peu dehors, parler avec eux lors du dîner, avant d'aller travailler. Les hôtels, c'est pas pour moi. Je n'ai pas envie de passer ma vie à m'ennuyer. Ça ne sert à rien.

— C'est pour ça que tu as choisi de faire tes spectacles ? Pour ne pas s'ennuyer ?

— Je n'ai pas choisi d'être aléatrice. Je le suis, autant s'en servir.

— Tu sais ce que c'est vraiment ?

— Je m'en suis jamais véritablement inquiété. J'ai entendu des rumeurs, pas mal de choses sur la question. Mais ça ne m'a jamais intriguée plus que ça.

— Pour les non-aléateurs, les aléateurs sont des légendes, m'explique-t-il. Car si nous en croisons un dans la rue, nous ne nous en rendrons pas compte, et il n'est pas dans l'intérêt de l'aléateur de se faire remarquer. Mais les gens se méfient tout de même. La plus part ne savent pas d'où viennent les aléateurs, et toute publication, ou reportage à la télévision est strictement censuré ou retravaillé par les pouvoirs publics. Tout ce que sait la majorité des gens, c'est que les aléateurs peuvent les tromper, aussi pour eux ce sont des gens peu recommandables. C'est la peur de l'étranger, justifié par une crainte de se faire tromper... crainte peu vraisemblable, car de la même façon qu'il existe des non-aléateurs honnêtes, il existe des non-aléateurs escrocs, il doit donc probablement exister des aléateurs honnêtes.

Et sur le don à proprement parler ?

Quand je me suis renseigné sur toi après avoir assisté à quelques-unes de tes représentations, j'ai fait des recherches à propos des aléateurs, sur internet, où l'on trouve quelques études indépendantes. Ce qu'elles racontent est à prendre au conditionnel, car les preuves de certains faits sont jalousement conservées par certains états, mais ce que je vais te raconter est ce qui me semble le plus vraisemblable. L'histoire commence au Moyen-Orient, il y a de ça deux générations. Au cours de l'un des conflits du secteur, l'un des pays ayant une alliance avec certaines nations occidentales, il a accepté de tester à grande échelle le produit des recherches de ces nations.

« Il s'agit d'un virus, hautement contagieux, qui n'est en temps normal pas du tout nuisible aux êtres contaminés. Il n'y a aucun symptôme, le virus est totalement silencieux. Mais il rend réceptif certaines parties du corps humain à certaines ondes radio, permettant l'envoi de sortes d'ordres aux personnes infectées, ordres auxquelles celles-ci ne peuvent s'empêcher d'obéir. Infecter la population ennemie est un terrible avantage pour le pays qui avait accepté d'employer cette arme, même si elle ne devait être utilisé qu'en dernier recours, puisque cela violait des traités internationaux. À l'époque, la technologie n'étais pas au point, aussi les ordres étaient souvent mal interprétés, et les chercheurs abandonnèrent leurs recherches, la guerre se poursuivit conventionnellement. Mais des milliers de personnes avaient été infectées, et contaminaient leurs voisins.

« Des dispositifs, notamment de vaccination massive, avaient été mis en place pour circonscrire le virus à la zone désirée. Mais ils furent peu efficaces, notamment en raison des nombreuses mutations du virus. L'épidémie se transforma en pandémie, et fit le tour du monde en une dizaine d'année. Elle était d'autant plus terrible qu'il n'y avait aucun symptôme, que les personnes contaminaient ne mourraient pas, et pouvaient transmettre leur virus pendant toute leur vie. Les organisations mondiales eurent vent du problème, mais préféraient mettre leur argent autre part que dans un virus qui ne semblait pas dangereux.

« Mais une génération plus tard, il est apparu que certains enfants de parents contaminées naissaient avec une forme tout à fait particulière du virus. Ils étaient capable de résister aux ordres reçus, les percevant, mais ayant conscience que ce qu'ils ressentaient n'était pas la réalité, et surtout ils étaient capables d'envoyer eux-même des ordres, d'une façon bien plus précise que celle prévue à l'origine, en mêlant une transmission par des ondes et par des phéromones. Et en plus, ils continuaient à contaminer leurs voisins, mais avec la forme « normale » du virus. Bref, ils étaient des aléateurs. Les aléateurs sont loins d'être tous égaux, certains sont juste sensibles aux manipulations des autres, d'autres peuvent former, comme toi, des illusions à grande échelle.

« Certaines prévisions montrent que la population humaine entière aura les dons d'aléateur d'ici huit ou dix générations, mais que dans cinquante ans le taux d'aléateurs sera déjà tellement fort qu'il n'y aura plus d'intérêt à faire des illusions : il y aura probablement toujours quelqu'un à proximité pour s'en rendre compte.

— Ce n'est pas très joyeux, j'ajoute au bout d'un instant.

— Question de point de vue. Je suppose que ça peut donner de l'espoir à certains non-aléateurs... Une sorte d'égalité.

— La fin de la belle vie... je soupire.

— Tu as encore le temps.

— Et tu as hâte que ça arrive ? je lui demande.

— Je n'ai pas peur des aléateurs... surtout des aléatrices. »

Après un arrêt de quelques minutes dans la gare locale, le train était reparti. Nous sommes sortis de la ville. Le contrôleur est repassé, mais s'est souvenu de nous. Je ne me rappelais plus de l'emplacement exact des trous sur les billets. Une erreur à éviter.

Les champs défilent à toute vitesse, comme dans un film. Pierre commence à trouver le temps long. Il m'a demandé si je n'avais pas un livre. J'aurais bien voulu lui en créer un, mais je ne connais pas de livre par cœur. Et un livre avec seulement quelques pages ne l'occuperai pas bien longtemps.

© 2006, Florian Birée. Tous droits réservés.

Partie précédente - Toute les parties - Partie suivante.