Au fond de la salle, je fais demi-tour.

Un couple, jeunes tous les deux. Ils sont venus pour se distraire. Une fille, mais pas trop entreprenante. J'ai espoir qu'ils soient encore sensibles à la simple beauté. Une jeune femme, intimidée par toutes ces créatures qui tourbillonnent autour d'elle. C'est la première fois qu'elle vient. Je vais lui envoyer un homme, qui va la réconforter, simplement. Le patron veut que les gens viennent ici pour ce moment du spectacle. Mais le patron ne voit pas ce qui se passe, il est comme tous les autres. Alors pour les spectateurs qui ne désirent que du spectacle, je ne leur donne que du spectacle.

Je revois mon jeune homme, de dos, là-bas. Et lui, que vais-je faire pour lui, ce soir ? Finalement, quelqu'un qui vient tous les soirs, c'est encore pire que tous les autres : comment faire pour que ce soit chaque fois différent ? En approchant de lui, je ralentis. Je le regarde. Je le dépasse, doucement.

Pour tous les autres clients, le personnage que je suis continue sa route. Pour lui, il s'arrête et se retourne. Il me regarde, je le regarde. Je viens vers lui. C'est moi, et en même temps ce n'est pas moi, qui l'embrasse. Et qui se relève, et reprend son chemin.

Arrivée sur le devant de la salle, au pied de la scène, je laisse mon personnage continuer sans moi. Je me hisse sur la scène, et contemple la salle. Il faut que je reprenne mes esprits, le spectacle n'est pas terminé.

Il a un sourire différent. Il sait que ce baiser n'est pas habituel, je le vois. Mais peut-il deviner que ce n'était pas qu'une illusion ? Il n'est pas un aléateur. Sinon, je le saurais déjà.

La salle s'assombrit encore, prend des tons braisés. Chaque table a une créature désignée, qui s'approche de sa cible d'un pas tranquille, drapée dans des vêtements de nuages qui flottent et glissent doucement.

Je repère la créature qui doit aller voir mon jeune homme. Il ne l'a pas encore vue. Je la change imperceptiblement. Elle est plus petite, moins parfaite. Plus plate. Plus moi. Pour voir.

Les ténèbres envahissent pour la dernière fois la salle. Chaque table devient un nid chaud et accueillant dans la nuit alentour. Les créatures se découpent dans le noir, émergent dans le champ de vision de chacun. Ils découvrent tous celui ou celle qu'ils attendaient. Je pratique imperceptiblement des ajustements de dernière minute. Je constate avec soulagement que je n'ai pas fait de trop grosses erreurs.

La fille qui va voir mon jeune homme s'approche doucement. Un peu plus timidement que les autres fois, peut-être. Il tend un bras pour l'accueillir. Il la fait asseoir sur ses genoux, doucement, lui prend la main.

Je me force à détacher mon regard pour surveiller le reste de la salle. Tout se passe normalement, beaucoup profitent de savoir que tout cela n'est qu'illusion pour ne pas ménager la sensibilités des créatures. Ils pensent que celles-ci n'en ont pas. Mais ils oublient que j'en ai, moi. Dégoûtée par un public qui n'est venu que pour ce moment – mais à quoi m'attendais-je ? – je retourne mon regard vers le jeune homme.

Celui-ci n'a guère bougé depuis tout à l'heure. La fille attend. Il regarde en direction de la scène, et se penche soudain vers elle. Il lui chuchote à l'oreille :

« Tu lui demandera si je peux partir avec elle, ce soir. »

La fille acquiesce avec un sourire, et lui recommence à contempler la scène.

J'ai arrêté de respirer. Que veut-il dire ! Qu'est ce que c'est que cette histoire ? Comment a-t-il pu deviner que j'avais décidé de partir ce soir ? Et surtout, que vais-je faire ?

N'ai-je pas rêvé ? Pourtant j'entends encore sa voix, aussi claire que s'il me l'avait chuchoté à mon oreille. Je respire et tente de reprendre mes esprits. Qu'importe ce qu'il m'a dit, il faut que le spectacle continue. Je regarde autour de moi. Tout se passe normalement, même si j'évite de trop faire attention à certaines tables. Je sais instinctivement combien de temps la scène doit encore durer. Plus très longtemps.

Il est toujours immobile. Sur ses genoux, la créature s'est accrochée à son cou, et attend. Dois-je lui répondre quelque chose ? Oui, non ? C'est la première fois que l'on fait attention à moi, que l'on me demande quelque chose, à travers mes illusions. D'habitude, les spectateurs préfèrent croire qu'il n'y a personne derrière ce qu'ils voient, que ce n'est qu'un spectacle, fabriqué à l'avance par des techniciens, qu'il n'y a personne dans la salle, seulement des machines inconscientes. Au fond d'eux ils savent que je suis là. Il y a mon nom sur l'affiche. Ils ont entendu parler des aléateurs à la télé. Mais c'est plus facile d'ignorer. Alors ils ignorent. Mais pas lui.

On approche de la fin.

Doucement, les créatures s'écartent, se relèvent, embrassent une dernière fois. Elles s'éloignent et s'évanouissent dans l'ombre. L'ambiance vire au calme, au tranquille, au doux. Les esprit se calment, les gens se préparent à revoir leurs voisins, veulent afficher un air hypocrite « il ne s'est rien passé ».

Seule la fille qui est avec lui reste. La salle s'éclaircit en bleu. Les tables voisines ne sont toujours pas visibles. La fille se lève, et lui tend la main. Il se lève aussi. Pour lui, la salle reprend progressivement ses couleurs réelles. Pour les autres aussi, mais pour eux, il est toujours assis, et non en train de marcher le long de l'allée en compagnie d'une illusion.

Ils montent sur scène. Elle s'évanouit. Il continue à avancer, hésitant, alors que le bruit de la salle commencent à s'élever. Les gens reprennent leurs esprits et leurs verres de vin.

« Viens, lui dis-je. Personne ne te voit ici. »

Il se tourne vers moi, debout dans un coin de la scène. Il me voit telle que je suis vraiment.

« Personne ne te voit. Suis-moi. »

Il fait quelques pas vers moi. Je saisis sa main, et l'entraîne vers les coulisses.

Nous marchons vite. Le personnel du cabaret déambulant dans les obscures couloirs s'écarte. Ils ne le voient pas, mais ils s'écartent. J'ouvre la porte de ma loge, et le pousse à l'intérieur. La porte refermée et la lumière allumée, je peux lâcher mes illusions. Il n'y a plus rien à dissimuler.

Je m'approche de ma veste, suspendue à un crochet, en sort un morceau de papier et un stylo. Tandis que j'écris, le papier posé sur le rebord écaillé du lavabo, je lui demande :

« Tu t'appelle comment ?

— Pierre Gribert, me répond-t-il. Et toi ?

— Julian Nielson »

Je finis mon papier, range mon stylo dans ma veste, et enfile celle-ci.

« On sort. Comme avant, personne ne te voit. »

Je rouvre la porte, éteins la lumière et le fais sortir. Je ferme la porte et y coince le papier.

« Ceci était ma dernière représentation. J. Nielson. » est écrit dessus.

Il me regarde d'un air interrogateur. Je lui explique : « Ils ne verront le papier que lorsque nous serons dehors. »

Je l'entraîne vers l'escalier. Nous sortons par « l'entrée des artistes », une petite porte grises attaquée par la rouille, qui donne dans une ruelle, derrière. Nous marchons d'un pas rapide jusqu'à que l'on ne puisse nous voir des fenêtres du cabaret. Personne n'est sorti après nous. J'arrête de dissimuler le papier et le garçon.

« Comment savais-tu que j'avais décidé de partir ce soir ? »

Je ne me sentais pas d'humeur à faire de la diplomatie ce soir. Le spectacle m'avait crevée, je songeais à prendre quelques jours de vacances.

Nous marchons vers un arrêt de bus.

« Tu ne reste jamais bien longtemps dans un même cabaret, m'explique-t-il. Ces deux dernières années, tu les a tous quitté après trois semaines de représentation. Très exactement, après trois semaines depuis ta première représentation, tu attends le samedi soir, et tu part. Ici, c'était ce soir. »

Je m'arrête, interloquée par tant d'exactitude. C'est vrai que je n'ai pas l'habitude de m'éterniser. Je ne peux pas varier mon spectacle à l'infini, et une même salle ne m'inspire jamais pendant très longtemps. C'est aussi vrai que j'attends la fin de la semaine pour partir. Mais je n'ai jamais décidé mes départs avec un calendrier, toujours selon mes envies !

Je recommence à marcher.

« Ça fait combien de temps que tu me surveille ?

— Je ne te surveille pas, proteste-t-il. Je t'ai vu pour la première fois dans ce cabaret. J'ai fait quelques recherches dans les programmes des cabarets où tu étais allée, et j'ai remarqué ça, c'est tout. »

© 2006, Florian Birée. Tous droits réservés.

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