Je suis brune, petite, maigre. J'ai la poitrine trop plate. Je suis artiste.

Je suis une aléatrice des formes et des sons. Je ne suis pas qu'une simple montreuse d'illusions, non. Je suis une créatrice d'éphémères univers. Je suis douée, très douée. Depuis que je frappe à la porte des cabarets, je ne me suis jamais vu refuser une place. Je ne me contente pas de faire mouvoir des images. Je fabrique des objets. Des formes, des sons.

Ce soir encore, je suis dans ma loge. Je reste toujours dans ma loge jusqu'au dernier moment, quitte à arriver en retard. Non pas que je mette du temps à m'habiller, me recoiffer ou me remaquiller. Je sors comme je rentre. Ma loge est nue, froide et impersonnelle. Juste une chaise. Pour attendre. Pour attendre, et surtout pour ne pas être vue par les autres. Car les autres, tout ces gens qui circulent incessamment dans les couloirs obscurs derrière les salles de spectacle, dès qu'ils savent que je suis une aléatrice, sont bien incapables de me regarder telle que je suis : une fille en pull over col roulé, dans un jean délavé.

C'est l'heure. On doit me présenter. Je déteste ce moment. Je sors. Je marche. Je vois leurs regards méprisants. Eux dont le métier consiste à se montrer, peuvent-ils comprendre ceux dont le métier consiste à cacher ? J'arrive, côté cour de la scène. Comme je l'ai demandé, les lumières de la salle diminuent progressivement. Seules demeurent les bougies électriques disposées au milieu des tables. À chaque fois je demande s'il n'est pas possible de les éteindre également. À chaque fois on me répond que les clients payent autant pour me voir – ou plutôt pour ne pas me voir – que pour bouffer. Bon.

J'avance sur la scène. À cause de ces lueurs, ils doivent me voir, ils doivent au moins me deviner. Je vais m'asseoir en tailleur au milieu de la scène. La présentation doit être terminée. Le silence s'est fait.

Des murmures commencent à se lever. Je joue avec les formes pour les étouffer. Ils ne voient rien. Ils n'entendent rien. Quand ils commencent à vouloir murmurer un commentaire à leur voisin, rien ne sort de leur gorge. Petit à petit, j'étouffe tous les sons parasites, tous ces petits bruits de la réalité. Je confine la salle, je la rends aphone. Et je laisse peser ce silence. Jusqu'à ce que le moindre petit bruit ait disparu.

Je tends le silence, le prolonge le plus possible. Puis je me lance. En même temps qu'une symphonie jaillissante, je les entoure de formes, de couleurs, de choses, de gens. Je leur montre l'éclatante énergie d'un ailleurs théâtral, un puissant bouillon de création, je les immerge dans le mouvement et la chaleur.

Je fais toujours une introduction surchargée, baroque. Un énorme contraste avec le silence initial. Il faut qu'ils soient surpris, que leur attention ne puisse se fixer, qu'ils soient submergés par les stimulations. Ils faut qu'ils s'immergent, qu'ils se noient.

Progressivement, je reviens à quelque chose de plus calme. La première partie du spectacle. Il faut qu'ils discernent une trame dans l'absurde chaos des représentations, que leurs cerveaux cogitent des raisonnements logiques sur l'insensé qu'ils ressentent. Il faut qu'ils soutiennent leur intention, qu'ils perçoivent une sorte de suspens. Il faut qu'ils tentent d'imaginer ce qu'il va se passer ensuite, et qu'ils se trompent inéluctablement.

Je me lève. Bien sûr, ils ne me voient pas. Personne ne me voit. Tous sont plongés dans les illusions. Seul un aléateur pourrait me voir, et je fais à chaque fois ajouter dans mon contrat que je refuse qu'un aléateur assiste au spectacle. Clause qui n'est pas difficile à respecter : jamais un aléateur n'aurait envie de venir, il s'ennuierait ferme.

Je bascule l'ambiance chaude et rouge dans un bleu-nuit triste et mélancolique. Les illusoires violons grincent, un chant triste se lève. Je suscite la tristesse, la misère, le désespoir. Je leur montre le malheur résigné.

On m'a déjà demandé plusieurs fois, amicalement, de remplacer ou même de supprimer cette partie du spectacle. « Les gens ne viennent pas pour chialer ! » J'ai toujours refusé. Mon public est suffisamment aisé pour associer le malheur à une contrariété passagère réglée par un coup de colère envers qui de droit. Connaître pour une fois le désespoir ne leur fera pas de mal.

Je déambule dans les allées, entre les tables rondes du cabaret. Les bougies électriques sont toujours allumées. Je suis la seule à voir leur lumière. Les assiettes sont à moitié pleines, tout le monde à cessé de manger – ne voyant plus leur repas, ils auraient du mal à continuer.

Enfin, je le trouve.

Tout en maintenant mes illusions, je m'assois sur un coin de table, en face de lui. C'est un jeune homme, la vingtaine probablement. Assis tout seul à sa table, en face de la scène. N'a mangé que la moitié de son assiette, comme chaque fois. Habillé à la jeune-cadre-dynamique, en plus décontracté, peut-être. Salement coiffé. Les mains croisées sous la table, il est captivé, comme les autres.

Je l'ai remarqué il y a deux semaines. J'avais l'impression de l'avoir déjà vu. Ensuite, j'ai vérifié chaque soir : il était toujours là. Depuis que j'ai remarqué son manège, il m'intrigue. Que peut-il bien foutre ici ?

Je comprends que l'on vienne à mon spectacle une fois, par curiosité. Deux fois, soit. Pour montrer à des amis. Mais on ne vient pas trois fois. Soit on n'a pas le fric – cas le plus courant – soit on en a assez pour varier les plaisirs et on va voir ailleurs. Alors pourquoi ? Vu son âge, il doit être étudiant. Un étudiant, s'il a encore envie d'étudier, ne peut se permettre de venir ici. Sauf s'il a l'argent de papa. Dans ce cas, il irait voir ailleurs.

Non, s'il vient ici, c'est pour le spectacle en lui-même. Il doit être intéressée par mon travail. Ce type me fascine. En fait, depuis la semaine dernière, je crois que je n'ai fait que penser à lui.

Du désespoir ambiant, je suscite l'espoir. Doucement, subtilement, pour commencer. Des petites touches au milieu des vagues de tristesses. Pas grand chose, mais tout de même perceptible. Puis j'amplifie cette sensation, je lui donne un soupçon de réalité, je la rends presque tangible. Un fil que l'on doit saisir pour en sortir.

Ici je prépare la dernière partie du spectacle, celle qui m'a été commandée par le patron. Et faire la transition entre les deux n'est pas le moment le plus facile. Je commence à clarifier l'ambiance visuelle, je transforme peu à peu un brouillard épais en volutes légères qui tourbillonnent lentement.

Je commence à montrer des silhouettes.

Des humains, des humaines, de la fumée, certes, mais tellement ressemblante !

Ils déambulent doucement au milieu des allées. Ils se fondent dans les vapeurs, ils se découpent dans la nuit. Ils marchent.

Je me lève. Je prends la place d'un personnage. Je suis ses pas lents dans l'allée.

L'ambiance vire au rouge, se réchauffe. Les personnages prennent de la consistance, la fumée se transforme peu à peu en chair, toujours enveloppée de volutes en guise de vêtements. Le public est en majorité masculin, par conséquence mes personnages sont en majorité féminins. Il en faut bien sûr pour tous les goûts. Le patron m'a demandé d'y faire particulièrement attention. C'est de toute façon de cette scène qu'il m'a le plus parlé, comme si c'était le clou du spectacle, le summum de l'artifice. Il me faut repérer les regards, deviner les désirs.

Mes silhouettes déambulent en frôlant les tables, les langues de vapeurs caressent les clients. Alors que l'atmosphère générale vire au rouge profond, chacun voit les tables alentours s'estomper dans une nuit impénétrable. Ils n'y font guère attention, mais c'est capital. Plus tard, ils se croiront seuls, et penseront être libres, sans personne pour voir leurs attitudes. Mais c'est faux. Je les verrai.

Ici cet homme, déjà assez âgé, et probablement habitué, dévisage ouvertement mes créatures, sans rien cacher de ses envies. Là, un couple, lui la cinquantaine, elle même pas la trentaine. C'est le cas le plus délicats. Dois-je ménager la fille, ou veut-il profiter de mon art comme il profite d'elle ? Ici deux femme, à peu près la trentaine. Elles veulent s'éclater entre copines, sans rien dire à personne. Ça pourrait choquer leur entourage ! Elles regardent plutôt mes créatures masculines. Je planifie le parcours de l'une d'entre elles pour qu'elle arrive à leur table au bon moment. Là-bas, un couple, probablement retraités. Ils ont l'air d'avoir vécus ensemble pas mal de temps. Une fille – c'est soit lui qui a invité sa femme pour se faire plaisir, soit elle qui l'a invité pour lui faire plaisir.

Dans le corps d'une de mes créatures, je reçois les regards avides d'un jeune homme tiré à quatre épingles. Je ne me sens pas concernée par ces regards : personne ne me regarde comme ça dans la rue, j'ai conscience qu'ils ne s'adresse qu'à ce que l'on voit de moi.

© 2006, Florian Birée. Tous droits réservés.

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