« Julian ! Julian ! »

On me secoue. J'entrouvre les yeux. De la lumière s'infiltre à travers les battants des volets.

« Julian, réveille-toi ! »

Je me redresse. Julie vient de me réveiller. Sur le matelas d'à côté, Pierre aussi est réveillé.

« Je suis désolée, mais les flics sont dans la cour. Je me suis dit que vous préféreriez être debout... »

Nous nous levons et nous habillons en vitesse, tout en allant à la fenêtre qui donne sur la cour intérieure de l'immeuble. Une dizaine de policiers en uniformes, arme au poing, sont debout près de l'entrée. Un autre tient un porte-voix. « ... évacuer le bâtiment. Des équipes sociales vont vous prendre en charge à la sortie. Veuillez n'emporter que vos papiers d'identité... »

« Il y en a déjà qui sont sortis ? je demande.

— Personne, me répond Julie. Tout le monde sait que si quelqu'un sort, même s'il a ses papiers, qu'il est français de souche, et qu'il sera relogé sans problème, il condamne à retourner dans la misère ceux qui n'ont rien d'autre que ce squat. Et personne ne veut cela. »

Nous écoutons encore quelques instants le policier durcir un peu plus ses ordres.

« Que va-t-il se passer ? je demande.

— Je ne sais pas, répond Julie, angoissée. Ils ne sont jamais allés jusque-là. C'est la première fois qu'ils donnent un ordre aussi catégorique, les fois précédentes, ils n'étaient que deux, et venaient juste faire des propositions de relogement... pour ceux qui avaient des papiers, bien sûr.

— Et on ne peut rien faire ?

— Personne ne va sortir, bien sûr. Mais je ne vois pas ce que nous pourrions faire de plus. »

Je me tourne vers Pierre. Il me fait rapidement un semblant de sourire qu'il perd vite. Lui non plus n'a pas l'air rassuré, mais il semble attendre quelque chose. Il me regarde.

« Viens, Pierre. On descend !

— Que vas-tu faire ? s'inquiète Julie.

— Je ne sais pas encore, mais fais-moi confiance. »

Je saisis ma veste, et commence à descendre dans l'escalier. L'immeuble est silencieux, tout ses occupants doivent être derrière leurs fenêtres, à attendre eux aussi.

Juste avant la porte d'entrée, j'arrête Pierre.

« Attends ici. Il ne faut pas que l'on te voie de l'extérieur.

— Mais... proteste-t-il.

— Je te dirais quand tu pourras sortir. »

J'avance, j'ouvre résolument la porte, et me place juste devant, face aux policiers. Celui qui tient le porte-voix s'est tu, il ne semble pas en revenir lui-même.

Ils attendent. Moi aussi. C'est comme dans les salles des cabarets : il faut un temps avant qu'ils soient tous réceptifs.

« Avancez, s'il vous plaît. N'ayez pas peur ! »

Je reste immobile. Je construis une petite illusion, un chat que je fais dégringoler d'une gouttière voisine jusque dans la cour, dans un grand vacarme. Ils ont tous tourné la tête, ou au moins tiqué. Je peux y aller.

Je construis une illusion de moi-même et de la façade. Je leur fais croire que je reste immobile, que rien ne change, alors que je me retourne, ouvre la porte, et fait signe à Pierre de venir.

« Ils ne nous voient pas » je l'informe.

Nous sortons. Pierre aussi voit mon double immobile, et s'arrête, surpris. Je l'entraîne rapidement vers un banc situé sur la gauche de la cour. Dès que nous sommes assis, je fais avancer mon illusion. Elle marche, toujours silencieusement, jusqu'à arriver devant les policier. Et s'arrête.

« Heu... vous pouvez sortir, commence le policier, un peu déstabilisé par mon silence. Les gens du social sont dans la rue, vous n'avez qu'à leur montrer vos papiers, ils s'occuperont de vous. »

L'illusion ne bouge toujours pas.

« Allez-y, insiste-t-il. Nous n'avons pas que ça à faire. »

Je fais sourire légèrement mon double.

« Alors repartez. Ici, personne ne veut partir. Et personne ne partira. Vous n'avez rien à faire ici. Vous pouvez vous en aller. »

Les visages des policiers se crispent. Ils devaient croire que j'allais vraiment sortir. Le gradé au porte-voix fait un signe dans son dos, et les autres policiers braquent leurs armes vers mon double.

« C'est pas compliqué, vous n'avez pas le choix ! s'impatiente le policier. Alors vous allez nous suivre, sans histoire.

— J'ai le choix. Nous avons toujours le choix. Et personne ne pourra m'obliger à vous suivre.

— Écoutez, tente de négocier le policier, on nous a donné carte de blanche pour virer tout le monde. Alors on préférerait que ça se fasse sans histoires. On m'a donné un ordre ce matin, moi, je ne fais qu'obéir, c'est tout. Alors vous allez obtempérer, et pas d'histoire. D'accord ? »

Pour ponctuer sa phrase, les armes se font plus menaçantes.

« Vous ne pourrez pas me faire partir, je réponds. Alors vous aussi avez le choix. Vous pouvez demander à vos hommes de tirer, ou alors faire demi-tour. Et vous autres, je lance à l'adresse des autres policiers, vous avez aussi le choix. Vous pouvez continuer à me tenir en joue, même tirer, ou faire demi-tour, et rentrer chez vous. Nous avons tous le choix à partir du moment où nous sommes prêts à faire face aux conséquences. Vous pouvez choisir. J'ai déjà choisi. »

Tout le monde reste silencieux un moment.

Le gradé fait un signe rapide de la main, se recule. Les autres, armes en avant, m'entourent.

« Faites-la sortir ! »

Ils font un pas de plus vers moi. Certains sont calmes, froids et professionnels, d'autres tremblent, manquent d'assurance. On ne leur avait probablement jamais dit qu'ils risquaient de devoir menacer quelqu'un qui n'a jamais fait de mal à personne. L'un d'eux semble particulièrement nerveux. Je suis presque sûre qu'il va craquer. Je fais tourner brusquement la tête de mon illusion vers lui. Surpris, il tire.

La balle traverse évidement l'illusion, et va se ficher dans la façade de l'immeuble, en provoquant un petit nuage de poussière. Heureusement qu'elle n'a pas touché un des policiers, ça aurait été bien plus difficile à dissimuler. Car les policiers n'ont rien vu de tel.

Mon illusion a placé en toute irréalité la main devant la balle, et l'a arrêtée. Pour garder un semblant de réalisme, elle tient maintenant un bras ensanglanté contre sa poitrine, mais reste fièrement devant les policiers. Et ceux-ci n'ont rien vu de la poussière du crépis effrité par la balle. Pierre s'est tourné vers moi, et même en me voyant à côté de lui sur le banc, il reste choqué par la scène.

Ils sont tous immobiles, les visages figés d'horreur. Le policier qui a tiré a lâché son arme. D'autres ont baissé la leur, et les derniers n'ont pas bougés, paralysés par ce qui s'est passé. Seul le gradé s'est ressaisis. Il a sorti son portable, et a rapidement demandé une ambulance.

« Maintenant ça suffit, ordonne-t-il. Vous allez aller vous asseoir, l'ambulance sera là d'ici cinq minutes. Vous arrêtez vos histoires et vous nous laissez travailler ! »

Je m'avance vers lui. Personne ne songe à m'arrêter.

« Vous avez compris mon choix – je lui montre faiblement ma main blessée – vous avez encore la possibilité de faire le votre. Vous avez choisi la violence, et vous aurez mon sang sur la conscience jusqu'à la fin de vos jours. Vous pouvez choisir de n'avoir que cela, et de rentrer chez vous. »

Il me jette un regard noir.

« Rentrez dans l'immeuble et faites sortir tout le monde, ordonne-t-il. Menacez les gosses, ça les fera réfléchir ! »

Seuls quatre policiers, ceux qui n'avaient pas baissé leurs armes quand j'avais été touchée, s'avancent jusqu'à la porte en bois branlant à la serrure manquante. Ils essayent de l'ouvrir, mais n'y arrivent pas. Ils commencent à donner des coups dessus, sans succès. Car ils ignorent qu'ils tentent de passer au travers d'une façade d'illusion. Une façade qui répond à ma volonté, et qu'ils ne pourront jamais franchir.

Je les laisse essayer d'entrer ainsi pendant quelques minutes, avant de lancer à leur chef : « Ils ne sont pas chez eux. Ils ne rentreront pas. »

Il ne répond pas, et me jette un nouveau regard sombre.

« Vous pouvez continuer à vous obstiner, je poursuis, mais vous vous souviendrez toujours de ce moment. Vous vous souviendrez toujours du moment où l'on vous a dit que vous aviez le choix. Et à partir de ce moment, vous saurez que chaque action que vous effectuerez, de la plus mineure à la plus importante, est le résultat d'un choix. Qu'à chaque étape, vous auriez pu faire autrement, et que si vous avez fait ainsi, c'est uniquement parce que vous le vouliez bien. À partir de ce moment, vous serez libre. Apprenez la liberté.

— Taisez-vous ! hurla-t-il. Vous devriez être contente que je ne vous ai pas faite tuer !

— Vous avez choisi de ne pas me tuer. Vous étiez libre de votre choix. À vous de l'assumer. »

Il se détourne en poussant un soupir. Se rapproche un peu de ses hommes, constate qu'ils en sont toujours au même point. Ils ne rentrent pas. Le policier saisit alors son portable, et marmonne quelques mots. La réponse n'a pas dû lui plaire. Il s'énerve, et se dirige à grands pas vers la sortie, probablement pour pouvoir hurler sans être écouté.

Ses subordonnés, voyant que leur chef s'est absenté, arrêtent leur tâche infructueuse. Ils n'échangent aucun mot. Ils attendent, désorientés.

Un hurlement de sirène s'approche. Le gradé revient à grand pas dans la cour.

« On s'en va, les gars. Grouillez-vous. »

Deux ambulanciers entrent dans la cour. Je fais marcher dignement mon illusion vers l'immeuble, et la fais entrer à l'intérieur sous les regards des policiers qui viennent de se battre contre les battants. Le gradé hurle quelques mots aux ambulanciers qui s'arrêtent, hésitants, avant de faire demi-tour. Tout le monde sort. La grille de la cour est refermée.

Après un long silence, Pierre et moi nous levons, et rentrons d'un pas lent.

« Tu en a beaucoup, des discours de philo à l'usage des policiers pour les évacuation de squat ? demande-t-il, ironique.

— Fallait bien que je trouve quelque chose pour l'énerver. »

Dans la cage d'escalier, les portes sont ouvertes. Les enfants nous regardent monter, sans un mot. Ils respectent. Le soulagement se lit dans les regards des parents. Une femme pose la question que tous taisent : « Mais... vous allez bien ?

— Ce n'était que de l'illusion » je souris.

Julie était en train de préparer rapidement un petit-déjeuner quand nous sommes remontés. Quand je rentre dans la cuisine, elle m'arrête.

« Va t'asseoir. Je sais que tu es épuisée, et tu as sauvé suffisamment de monde aujourd'hui pour que je te prépare ton café. »

Elle sait dans quel état je rentre après un spectacle.

Nous parlons peu de cet évènement, mais le regard des autres habitants a changé. Car même si je les ai aidé ce jour là, tout le monde sait que la menace demeure. La municipalité n'est pas pressée : les élections ne sont que dans une petite année, ils pourrons revenir, et si ce n'est pas avant la trêve hivernale, ce sera après... ou pendant, si l'on arrive à faire ça silencieusement. Mais ceux qui vivent ici savent désormais que leurs jours ici sont comptés. Et même si j'essaye de ne pas trop y penser, je ne serai probablement pas là quand on viendra les expulser.

© 2006, Florian Birée. Tous droits réservés.

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