Jeudi matin, dans le train. La seule place libre du wagon où je suis entré est en face d'une dame lisant Moi, Thierry F., chômeur professionnel. Après tout ce que j'avais lu à propos de ce bouquin chez le Monolecte, je n'étais pas spécialement attiré, mais c'était vraiment la seule place libre de tous le wagon, strapontin et première classe compris. Bon, tant pis.

Quand je levais le nez du mon livre (le respectable Maître Harpiste de Pern, de Anne McCaffrey), mon regard tombait sur la quatrième couverture d'en face :

Thierry F. est propriétaire d'un grand studio avec balcon et vue imprenable sur un jardin. Il possède une Alfa Romeo et mène une vie simple et agréable. Thierry F. a 45 ans. Son métier ? Chômeur professionnel indemnisé par l'Anpe depuis vingt-deux ans. Il fait partie des 2,7 millions de demandeurs d'emploi actuellement recensés pour lesquels l'Etat verse 10 milliards d'euros choque année. Thierry F. est heureux. Il adore la France. Elle le lui rend bien... Des lettres hilarantes destinées à écœurer d'éventuels employeurs aux rendez-vous avec des agents de l'Anpe, ce témoignage étonnant dévoile le parcours cocasse et effrayant d'un homme allergique au monde du travail et qui profite du système. Un autre regard sur l'exception française.

Pathétique.

Mais tout de même, je me suis mis à me poser des questions. Je comprend que l'on écrive ce livre (besoin - quelle ironie - d'argent), qu'on l'édite (copinage politique avant les élections, bouquin polémique, donc tellement plus retable qu'un roman), mais qu'on le lise ? Qu'avait donc dans la tête cette dame lorsqu'elle l'a acheté ?

  • Voulait-elle pouvoir se conforter dans des idées sarko-droitistes les chômeurs, faudrait tous les laisser crever, afin de rompre tranquillement avec le genre de stupidité que raconte ce bouquin ? L'idée qu'une personne sur vingt1 qu'elle voit, là, dans le wagon, vit dans le luxe pendant qu'elle trime tous les matin a - il est vrai - de quoi la mettre de mauvaise humeur.
  • Au contraire, fait-elle partie de cette masse de gens que la société à mis à l'écart pour ensuite s'en plaindre ? Croit-elle trouver dans ce bouquin une solution miracle, et suivre à son tour le chemin de M. Thierry ? Penser qu'elle a fait ce choix serait vraiment prendre les gens pour des cons.
  • Où as-t-elle reçu l'ouvrage en cadeau ? Un ami aussi bien pensant que bien intentionné, désireux de lui montrer combien son voisin de palier un homme détestable - un parasite. Mais dans ce cas, l'envie de notre dame de lire le-dit livre revient probablement au premier point. Si elle était en bon termes avec le voisin de palier, et au courant de sa situation, elle aurait plutôt balancé à la figure du donateur l'œuvre de Thierry F., ou plus poliment lui aurait expliqué que le parasite, monsieur, n'est pas celui que l'on pense.

Mais revenons dans notre train. La dame relève régulièrement les yeux du livre. Essuie de la main la buée, et jette un regard à travers la vitre. Il fait pourtant nuit noire, et seuls quelques points lumineux se distinguent au milieu de la campagne. Elle retente la lecture de quelques lignes, puis abandonne. Le bouquin est refermé, une enveloppe ouverte en guise de marque-page. Et Thierry F. disparaît dans un sac à main, alors que nous ne sommes qu'à la moitié de mon trajet. Ce livre serait-il aussi peu passionnant qu'en laisse présager la quatrième de couverture ?

Puis-je avoir l'espoir que cette dame a acquis le livre en passant par hasard dans le rayon librairie de son supermarché - forcément dans un supermarché, seul lieu où l'on peut mettre une telle quantité de livre Moi, machinchose, je... en exergue que les plus grands romans se retrouvent relégués dans les rangées de rayon de livre de poche, par bloc de cinquante exemplaire, ne parlons pas des livres moins connus - ? Cette dame devait chercher à s'occuper le matin dans le train, et devait avoir entendu le titre du livre dans la chronique économique de la radio qu'elle écoute en déjeunant. Sans trop savoir de quoi ça parlait, elle l'a acheté, et se force à présent à en lire un chapitre chaque matin, malgré le profond désintérêt qu'elle y porte. Puis-je avoir l'espoir qu'elle n'y trouve aucune résonance ? Puis-je avoir l'espoir qu'elle comprenne que cette histoire est tellement anecdotique qu'elle n'a aucune importance ? Puis-je avoir l'espoir qu'il y a encore un peu d'intelligence dans les trains ?

Notes :