Je suis tout le temps soucieux au sujet de ma fille et d’Internet, bien qu’elle soit trop jeune pour se connecter. Voici ce qui m’inquiète. Je crains que dans 10 ou 15 ans, elle vienne me voir et me dise Papa, où étais-tu quand ils ont supprimé la liberté de la presse sur Internet ?

Tels étaient les mots de Mike Godwin en 1996. Mots qui sont chaque jour plus d'actualité. Le réseau Internet est le plus grand réseau informatique du monde, le plus connu et le plus utilisé. Mais ce n'est pas le premier loin de là. Son succès n'est-il pas dû à la liberté qui y est permise ? Et cette liberté...qu'en est-il aujourd'hui ?

Histoire

Internet est né dans les années 60 (sous le nom d'ARPANET), à une époque où d'autres réseaux informatiques existaient déjà, principalement pour les armées. L'armée étasunienne, justement, avait peur pour ses réseaux. Nous sommes en pleine guerre froide, et les réseaux existant ont tous une faiblesse : ils sont centralisés, ils dépendent d'un ordinateur central, qui, s'il est détruit (lors d'une attaque nucléaire, par exemple, restons modestes), empêcherait toute communication. Vu le contexte, c'est ennuyant.

C'est ainsi qu'est lancé le projet ARPANET. Le DOD demande un réseau qui ne sera pas vulnérable aux attaques nucléaires. Il désire que les ennemis des États-Unis ne puissent pas empêcher l'échange d'informations. Il confie donc la tache de réaliser un tel réseau aux universitaires étasuniens.

Ceux-ci commencent donc à concevoir un réseau où personne ne peut empêcher les informations de circuler. Ainsi naissait le principe fondamental de l'Internet libre. Un réseau décentralisé, où nulle machine n'a une importance supérieure aux autres, où tout ordinateur peut servir à émettre ou à recevoir des informations, quelques soient ces informations. Ce n'est pas qu'un principe. C'est une organisation fonctionnelle, une série de choix techniques qui empêchent tout contrôle des informations.

Succès

Ainsi naissait Internet. D'abord réservé à l'armée et aux universités, le réseau s'est peu à peu ouvert. Quant le grand public à commencé à pouvoir y accéder, d'autres réseaux existaient déjà, et étaient bien implantés. Compuserve, AOL, et en France le Minitel. Pourtant, aujourd'hui, on n'en entend plus parler. Pourquoi ces réseaux ont disparus ?

Parce que, comme les réseaux militaires d'avant Internet, ils étaient centralisés, et étaient conçus uniquement pour fournir de l'information à leurs utilisateurs (et pas l'inverse), et limitaient très fortement les possibilités de ceux-ci. Les possibilités d'Internet ont rapidement conquit le monde entier, simplement parce qu'il était possible de tout y faire, sans rien demander à qui que ce soit. Il suffisait d'avoir un accès au réseau, et la machine connectée était à égalité avec toutes les autres machines partout dans le monde, pouvait faire la même choses qu'elles. Pas de centre, pas de contrôle : tout est possible.

C'est encore cette liberté qui fait le succès d'Internet aujourd'hui. Les usages apparaissent, spontanément, quelque part dans le monde, et se diffusent sur tout le réseau. La grande variété des utilisations faites d'Internet vient du fait que si quelqu'un a une idée pour utiliser Internet, il peut le faire. Pas besoin de demande une autorisation, pas de restrictions dues au propriétaire du réseau : il n'y en a pas.

Les entrepreneurs web qui nous vendent actuellement la télévision sur les téléphones portables n'ont rien compris. Les réseaux de téléphonie mobile n'ont rien à voir avec Internet. Ils sont fermés, centralisés, contrôlés. Ils sont encore utilisés parce que, contrairement aux autres réseaux informatiques fermés et centralisés, ils étaient jusqu'à présent les seuls à pouvoir être utilisés partout. Mais même sur ce plan, ils commencent à perdre.

Tout ça, c'est formidable, n'est-ce pas ? Un réseau mondial, qui permet une liberté totale, que personne ne contrôle, et où tout le monde est à égalité !

Concentration

Mais rappelez-vous : cette liberté et cette égalité ne sont pas juste des principes. Ce sont des éléments de l'architecture du réseau, ce sont des choix techniques (décentralisation, rôle identique pour chaque machine) qui les garantissent.

Et peu à peu, l'architecture du réseau change. Les choix originaux ne sont plus respectés. Du réseau décentralisé, on observe une inquiétante concentration des différents éléments d'Internet...

Concentration horizontale, tout d'abord :

  • Les réseaux (je vous parle des câbles) sont de plus en plus étoilés. Il n'y a pas un centre du monde, mais grosso-modo des centres nationaux (voir cette carte de l'Europe, de l'Atlas du Cyberespace). Ce qui signifie, par exemple, que où que vous soyez, les informations en provenance de ce serveur (situé dans mon salon, à Toulouse), vont probablement faire un détour à Paris. Si vous habitez effectivement à Paris, pas de problème. Si vous habitez à 10 kilomètres du serveur, c'est plus ennuyant... où est la décentralisation d'Internet ?
  • Passons maintenant aux fournisseurs d'accès à Internet. Rappelons brièvement leur rôle... théorique : fournir un accès au réseau Internet, afin que la machine de l'abonné ait accès à tous les services du réseau (et puisse en fournir), à égalité avec toutes les autres machines connectées. Ce sont donc des opérateurs de réseau qui s'occupent du tronçon de réseau qui va de votre prise téléphonique à... un autre réseau, interconnecté avec tous les autres réseaux qui forment Internet. Souvenez-vous, il y a quelques années... êtes-vous capable de faire la liste des FAI de l'époque ? Probablement pas, il y en avait bien trop. Et maintenant ? C'est plus facile, n'est-ce pas ? La concentration des FAI est poussée à l'extrême. Nous avons actuellement en France plus que trois grands FAI, Orange, Neuf et Free (trois... ça ne vous rappelle pas les opérateurs de téléphonie mobile, par hasard ?). Trois FAI, ça signifie que le réseau est moins décentralisé : il ne passe que par trois infrastructures différentes, les interconnexions entre réseaux sont moins nombreuses (il n'y a que trois réseaux à interconnecter... quand ce ne sont pas les FAI qui se louent entre eux des portions de réseau du concurrent). Et c'est beaucoup plus facile de s'entendre, aussi.
  • Continuons avec les fournisseurs de services. Au début, j'ai dit que toute machine pouvait fournir des informations (donc un service). Certes. Sauf que l'usage actuel d'Internet (le Web 2.0 n'y est pas étranger) tend à concentrer les services chez les mêmes prestataires. Alors qu'on aurait pu supposer que pour un service comme la messagerie instantanée, on aurait pu mettre en place un système décentralisé, comme pour les e-mails, où un grand nombre de machines s'échangent entre elles les messages (ça existe, mais qui l'utilise ?), on se retrouve avec des MSN messenger tout ce qu'il y a de plus centralisé. Alors qu'on aurait pu imaginer que chacun pourrait publier ses photos sur son espace web personnel, le centre de l'Internet pour les photos, c'est Flickr. Et je pourrai continuer comme ça pendant longtemps. Google, Facebook, Skyblog, Youtube, Del.icio.us, GMail et les autres géants du mails sont tous des centres à leur façon. Au lieu de profiter de la répartition mondiale d'Internet, nous centralisons nos données dans d'immenses centres thématiques mondiaux. Certes, il y a des centres, et non un seul. Mais leur nombre diminue très rapidement. Le réseau se concentre.

Mais pire ! La concentration est désormais verticale. Quel FAI ne vous propose pas le téléphone, la télévision, de la musique, et j'en passe... Oui, c'est pratique (je suis le premier à utiliser ces services). Mais c'est terrible pour Internet. Alors que le rôle des FAI est de fournir un accès au réseau Internet pour que l'on puisse recevoir n'importe quel service, voilà qu'ils proposent des services qui passent sur le réseau Internet, mais sans respecter les règles fondamentales de celui-ci. Est-ce normal que seuls les abonnés de Free puissent recevoir la télévision de Free ? Est-ce normal que Free propose de la télévision ?

L'Internet véritable ne serait-il pas qu'une machine connectée au réseau propose un flux vidéo (par exemple, une machine de chez France Télévision proposerait les flux de la maison, une autre chez TF1, une autre chez Canal+), et que les internautes, tous les internautes, indépendamment de leur FAI, puissent y accéder ?

Idem pour le téléphone : il suffirait d'indiquer à la machinbox à quelle machine se connecter pour faire de la VoIP, la machine d'Orange si l'on est abonné (pour le téléphone) chez Orange, et ce toujours indépendamment du FAI.

Si le rôle des FAI est d'être indépendant de tout fournisseur de service, ils ont intérêt à ce que tous les fournisseurs de services puissent communiquer de la même façon avec les abonnés (sinon, ce dernier aura envie d'aller chez la concurrence, qui serait elle indépendante). Mais si le rôle des FAI est de fournir des services... n'ont-ils pas intérêt à ce que leurs abonnés utilisent le service du FAI, et pas celui des autres ?

Partout dans le monde, la situation est identique. Les raisons de la concentration du réseau Internet sont faciles à trouver, elles sont bien généralement financières, sans arrière pensée ni complot mondial. Mais cela peut-il justifier la remise en cause des principes fondamentaux du réseau ? Ces principes, qui ont fait son succès, étaient appuyés par une architecture technique. C'est cette dernière qui a été mise à mal ces dernières années, le principe de liberté restant quant à lui inchangé... jusqu'à ces derniers mois.

Du réseau Internet où personne ne peut empêcher les informations de circuler, nous sommes arrivés à un réseau bien plus centralisé. Et qui contrôle un centre peut contrôler les informations qui y circulent. De libre, le réseau est devenu censurable.

Censurons

Actuellement, nous voyons dans le monde entier se multiplier les textes tels que la Charte de la confiance en ligne. Objectif : lutter contre la pédopornographie. Méthode : filtrer les sites pédopornographiques.

Mais Internet n'est-il pas un réseau où personne ne peut empêcher les informations de circuler ? Et bien non. Plus maintenant. Du moins, c'est bien plus facile.

Pourtant la raison est légitime, n'est-ce pas ? Lutter contre la pédopornographie. Ne pas vouloir lutter contre cela, serai se mettre du côté des bourreaux. On ne peut humainement refuser cela... L'argumentaire est bien rôdé. La mise en place de filtres contre les documents pédopornographiques, c'est la mise en place d'outils de censure sur Internet. Toute légitime qu'en soit la raison, on met en place les moyens techniques d'une censure. Au début, ce n'était pas possible. Ensuite ça l'est. Maintenant, on le fait.

Mais bien évidemment, cela se limitera à la lutte contre la pédopornographie. Mais n'y a-t-il pas d'autres usages d'Internet qui sont contraire à la loi ? L'apologie du terrorisme, par exemple. Le négationisme. Le racisme, aussi. Et n'oublions pas la protection de la vie privée ! Et le respect du droit d'auteur... (souvenez-vous du fichier des empreintes génétiques, à l'origine réservé aux criminels sexuels... et désormais étendu jusqu'aux mis en garde à vue, sans qu'ils n'aient besoin d'être condamné par une coure de justice. Vive la présomption d'innocence.)

Tant d'urgences à résoudre. Et le volume de données et d'informations qui circulent sur Internet est énorme. Les institutions judiciaires risquent fort d'être dépassées ! Pourquoi ne pas laisser aux FAI le travail de juger si les documents sont légaux ou pas, et de prendre les mesures qui s'imposent ? C'est peut-être le plus grave dans les débats actuels : la dépossession des jugements du pouvoir judiciaire au profit de la sphère privée (les FAI, voir d'autres...).

Les débats sont en cours en France, et s'annoncent inquiétants. Des mesures similaires existent déjà aux États-Unis et dans d'autres pays. L'Internet libre, vous vous en souvenez ? Ce ne sera bientôt plus qu'un souvenir.

Futurs

Une fois les outils de censures mis en place (de censure, de contrôle, de filtrages : c'est la même chose), on peut se demander quels usages pourront en être fait...

Une censure politique ? Peut-être la première idée qui vient lorsqu'on parle de censure. Est-ce pour autant qu'on la verra à l'œuvre ? C'est déjà le cas dans certains pays (la Chine, par exemple), qui avaient déjà organisé dans leurs pays ce qui est en train de se mettre en place dans le reste du monde. Nul ne sait si les pouvoirs politiques se saisirons de cette censure, mais les garanties techniques contre celles-ci disparaissent rapidement, et quand la possibilité d'une censure est évoquée par un pouvoir politique, même s'il s'agit d'une censure à des fins légitimes, on ne peut que se demander s'il n'aura pas la tentation de s'en servir pour d'autres causes.

Une censure économique ? Quand Free demande à Dailymotion de payer pour que les abonnés de Free puissent lire les vidéos du site, c'est du chantage à la censure. Vous noterez qu'il est difficilement possible pour Free de censurer toutes les vidéos en provenance de divers sites. C'est beaucoup plus facile lorsqu'elles sont concentrées sur le site de Dailymotion. La raison, ici, est simple : Dailymotion génère du trafic qui coûte beaucoup aux yeux de Free. Mais cela signifie que Free a la possibilité de censurer Dailymotion. Le jour où Free ouvrira un service de vidéos mises en ligne par les utilisateurs... (tiens ! Ils l'ont déjà fait... mais c'est visible uniquement pour leurs abonnés) n'auront-ils pas envie de privilégier leur service plutôt que les concurrents ? (Dans l'exemple en question, je ne pense pas que Free gagne beaucoup de choses avec son service de vidéos, donc qu'ils n'ont pas intérêt à mettre en place cette censure pour l'instant. Ou peut-être qu'ils n'y ont pas encore pensé... mais que se passera-t-il dans quelques années ?)

Une autre censure économique est celle en rapport avec la protection du droit d'auteur, et notamment la volonté régulière de supprimer les applications de Peer To Peer. Sous le prétexte d'interdire l'échange de certains contenus, on veut supprimer le moyen d'échange, qui peut servir à échanger des contenus tout autres...

Et alors ?

Tout ça est bien inquiétant, n'est-ce pas ? Il est temps de s'inquiéter. La mort d'Internet est une mort lente, qui a commencé il y a quelques années, et continuera encore pendant un temps. Jusqu'au jour où l'on vous vendra de l'Internet, mais où vous ne pourrez plus rien faire de ce qui était possible avec l'Internet libre. Et alors que nous nous félicitons de la télévision via Internet, des réseaux sociaux et du Web 2.0, nous sommes les acteurs de cette mort.

Que faire, alors ? Se poser la même question, à chaque fois que l'on fait quelque chose sur Internet : suis-je en train de participer à la concentration du réseau ? Suis-je en train de tuer Internet ? C'est l'une des raisons pour laquelle ce carnet est hébergé dans mon salon.

Je n'ai pas de solution miracle. Regardez du côté des quelques FAI associatifs, comme FDN. Menez des actions auprès des politiques qui prônent une telle censure... Et parlez-en !

Pour aller plus loin :